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Une histoire politique de l’environnement ? III : Milieux
Par Jérôme Lamy
Publication en ligne le 30 janvier 2023
Résumé
Cette note historiographique poursuit l’étude du renouvellement récent de l’histoire de l’environnement. Les deux ouvrages évoqués dans cette analyse (Comment l’Empire romain s’est effondré de Kyle Harper et La contamination du monde de François Jarrige et Thomas Le Roux) proposent des synthèses très documentées sur l’histoire de l’appréhension des milieux par les sociétés humaines. Kyle Harper caractérise la fin de l’Empire romain à partir d’un complexe climatique, bactérien, chtonien, social, économique et politique. Les affections pandémiques (peste antonienne, peste justinienne), atmosphériques (le déséquilibre suivant l’Optimum Climatique Romain), volcanologiques (les éruptions pouvant perturber les équilibres météorologiques) viennent s’articuler aux poussées nomades et aux fragilités institutionnelles. C’est cet ensemble de conditions – étroitement mêlées et interdépendantes – qui compose le milieu instable de l’Empire. François Jarrige et Thomas Le Roux dressent une histoire longue des toxicités produites par les activités humaines : de l’Ancien Régime des pollutions (où les souillures sont localisées) à la dissémination de l’ère globalisée, c’est une compénétration progressive et vertigineuse des milieux de vie et des contaminations qui s’opère sur trois siècles.
Dans ces deux ouvrages, la politisation des milieux caractérise une emprise des sociétés humaines sur l’environnement. La nouvelle histoire de la nature prend désormais en charge ces intrications étroites et, au lieu de présupposer des séparations, interroge les processus d’anthropisation au long cours.
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Texte intégral
1La notion de milieu a longtemps été l’apanage des géographes et des écologues1. Dans la conceptualisation qu’en donne Antonin Berque, le milieu sert notamment à désigner « la relation d’une société à l’espace et à la nature » 2. Dans cette perspective, le « milieu n’est pas un objet isolable en soi. C’est une relation : la relation médiale, ou mésologique, dans laquelle intervient nécessairement un sujet »3. Le milieu permet de cartographier des rapports entre des êtres et des choses, de situer des médiations ancrées dans l’espace, de circonscrire des chaînes d’interdépendances. Dans le champ de l’histoire, toutefois, le milieu est une référence assez ancienne. Geneviève Massard-Guilbaud remarquait, en reconstituant la généalogie de l’histoire environnementale en France, que Lucien Febvre, Marc Bloch, puis plus tard Fernand Braudel ont volontiers recouru au terme « milieu » ; avant que la notion d’ « environnement » ne finisse par s’imposer dans le lexique historien4. Il me semble malgré tout que le « milieu » en tant qu’il condense des problématiques spatiales, sociales, techniques, politiques et écologiques n’a pas encore livré toute sa puissance heuristique. J’en veux pour preuve le renouvellement conceptuel proposé par Ferhat Taylan dans son ouvrage Mésopolitique5. Son point de départ est philosophique – mais d’une philosophie qui invite historiens et historiennes au dialogue, dans la lignée des propositions de Michel Foucault consistant à construire des problématiques à partir des archives. Ferhat Taylan souligne que « plutôt que de projeter le concept anachronique d’environnement sur la manière dont on a pensé les rapports des vivants à leur entourage dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, il s’agit de déterrer une série de concepts et de pratiques qui semblent émerger à ce moment-là »6. On passe ainsi du « climat » aux « conditions d’existence » avant que Comte ne propose de considérer le milieu7. En réévaluant les différentes acceptions du terme et de ce à quoi il renvoie, le philosophe dégage non pas seulement une certaine vision du monde et des façons d’y vivre, mais une pratique proprement « gouvernementale » des êtres et des choses. Ainsi Ferhat Taylan désigne-t-il la « mésopolitique » comme « cet ensemble de connaissances et de techniques qui visent à altérer, améliorer ou transformer les hommes par l’aménagement de leur milieu de vie »8. Le philosophe montre une succession d’emprises politiques qui font des milieux successivement, les points d’ancrage de l’écologie d’Ernest Haeckel et de la mésologie d’Alphonse Bertillon, le fondement des pratiques d’acclimatation et de colonisation, les appuis de la sociologie durkheimienne, attentive à la « connaissance des milieux humains complexes en vue d’une meilleure adaptation sociale »9. L’ouvrage de Ferhat Taylan donne à la notion de milieu une cohérence conceptuelle et une stratification historique. Il est donc possible de saisir les rapports multiples qu’entretiennent les êtres humains avec tout ce qui les entoure (et qui conditionne leurs existences) dans une perspective politique.
2Dans cette note, je voudrais, précisément, revenir sur deux ouvrages récents qui ont en commun d’envisager l’histoire de l’environnement sous l’angle d’une pluralité d’interactions entre des groupes humains et le milieu qui est le leur. En découpant autrement les réseaux de causalité qui peuvent expliquer les mouvements politiques et économiques massifs, en reconsidérant les objets pertinents pour comprendre les évolutions des sociétés humaines et en suivant la façon dont les collectifs humains affectent durablement leurs espaces de vie, il est possible de restituer aux milieux leur dimension politique, c’est-à-dire de repérer les rapports de pouvoir qui se nouent par-delà les habituels formes instituées de la puissance.
3Dans une première partie, j’évoquerai l’ouvrage de Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré dans lequel l’auteur intègre pleinement à l’histoire politique de Rome les évolutions parallèles du climat et des maladies contagieuses. La deuxième partie concernera l’ouvrage cosigné par François Jarrige et Thomas Le Roux, La Contamination du monde, qui détaille les régimes de pollution depuis les débuts de l’industrialisation. Ces deux ouvrages ont en commun de penser les milieux comme des réseaux de relations politiques impliquant des déterminations sociales et naturelles, techniques et culturelles.
L’Empire romain rongé par les bacilles et le climat
4La synthèse que propose Kyle Harper sur les multiples causes qui peuvent expliquer l’effondrement de l’Empire romain permet d’élargir le spectre des corrélations et des dépendances entre les affaires humaines et l’environnement. Son ouvrage Comment l’Empire romain s’est effondré documente, non pas une classique histoire politique d’un délitement impérial, mais une complexe coalescence réunissant « les empereurs et les Barbares, les sénateurs et les généraux, les soldats et les esclaves », ainsi que « les bactéries et les virus, les volcans et les cycles solaires »10. L’historien de l’Antiquité soutient donc que « [l]a fin de l’Empire romain est (…) une histoire où on ne peut pas séparer l’humanité de l’environnement. Ou bien plus, c’est un chapitre de la longue histoire de nos relations avec l’environnement »11. L’intérêt de cette approche est d’interroger la façon dont le milieu – entendu ici comme une interpénétration des infrastructures humaines, de l’agriculture, des réseaux commerciaux, des choix politiques, des frontières, mais aussi des pathogènes, des aléas climatiques et chtoniens – participe pleinement de l’histoire des communautés humaines.
5Kyle Harper se propose « d’imaginer le monde romain, de part en part, en tant que milieu écologique pour les micro-organismes »12. Dans sa description de l’urbanisation de l’Empire, l’historien remarque que si « [l]a ville romaine était une merveille d’ingénierie civile (…) », les « contrôles de l’environnement affrontèrent des forces irrésistibles » et les dispositifs d’assainissement ne « constituaient qu[’un] barrage fissuré de toute part contre un océan de germes »13. Les romains ont transformé l’ensemble de leurs milieux de vie ; c’est ainsi qu’ils :
n’ont pas seulement modifié les paysages ; ils leur ont imposé leur volonté. Ils ont coupé ou brûlé les forêts. Ils ont déplacé les rivières et asséché les lacs, construit des routes à travers les marais les plus impénétrables. L’empiétement humain sur de nouveaux environnements est un jeu dangereux. Il expose non seulement à de nouveaux parasites inhabituels mais peut provoquer une cascade de changements écologiques aux conséquences imprévisibles14.
6Le remodelage anthropique des milieux provoque des bouleversements écologiques d’ampleur ; en retour, les zoonoses percutent les structures fragiles d’une configuration politique très étendue.
7Cette approche qui croise « les sciences naturelles, sociales et humaines a reçu le nom de “consilience” »15. Il s’agit d’intriquer les transformations politiques, démographiques, technologiques, climatiques et zoonotiques. Pour ce faire, Kyle Harper distingue quatre grandes séquences qui s’étalent du « Haut-Empire » au « début du Moyen Âge ». D’abord, « l’époque de Marc Aurèle » correspond à une « crise multidimensionnelle déclenchée par une pandémie qui a interrompu l’expansion économique et démographique » ; ensuite « au milieu du IIIe siècle, une accumulation d’épisodes de sécheresse, de peste et de difficultés politiques a provoqué la désagrégation soudaine de l’Empire » ; puis entre « la fin du IVe siècle et le début du Ve siècle, la cohérence de l’Empire fut définitivement brisée » ; enfin la « résurgence d’un Empire romain » à l’Est a été interrompue par « le double choc de la peste bubonique et du petit âge glaciaire »16.
8Kyle Harper consacre de nombreuses pages à décrire l’état prospère de l’Empire romain à l’époque de Galien – c’est-à-dire au IIe siècle ap. J.-C. L’historien note notamment que « [g]râce au commerce et à la technologie, les Romains ont gardé une longueur d’avance sur la crise démographique au cours d’un long cycle de développement ».17. Mais cette relative fortune est l’effet d’une faveur environnementale exceptionnelle : l’« Optimum climatique romain »18 (OCR). Inscrit dans l’ère de l’Holocène – qui s’annonce il y a 12000 ans par la fonte des glaces – l’Optimum correspond à « une période de climat chaud et humide dans la plus vaste étendue de l’immense Empire romain »19 articulé autour de la Méditerranée. Les données physiques indiquent « une phase d’activité solaire importante et stable » en même temps qu’une « activité volcanique (…) de faible ampleur »20. Ce qui s’est traduit par un « réchauffement »21 que l’on peut retrouver dans « [l]es cernes des arbres »22. In fine, assure Kyle Harper, « [l]e climat a été l’arrière-fond qui a permis le miracle. L’OCR a transformé les territoires sous la domination de Rome en un gigantesque jardin »23. Cependant, la relative faveur climatique du IIe siècle ne signifie nullement la fin des aléas. Car « [u]ne grande instabilité climatique est la marque du monde méditerranéen et l’OCR a, tout au plus, modéré les excès d’une imprévisibilité au jour le jour ». Ainsi « [d]es crises épidémiques aiguës n’étaient pas rares, au moins à l’échelle locale ou régionale » ; sans compter « [l]’ instabilité dynastique et les conflits géographiques le long des frontières »24.
9Kyle Harper introduit la notion de « résilience » pour saisir « la capacité d’une société à absorber les chocs et à se remettre des traumatismes »25. Cette manière de considérer le rapport d’une communauté humaine à son milieu « convient bien car il nous aide à concevoir l’Empire romain sous la forme d’un organisme constitué de systèmes (agricoles, démographiques) écologiques interdépendants »26. Surtout, « la résilience » explique « pourquoi la réaction du système à une cause extérieure est non linéaire », puisque « des mécanismes de rétrocontrôle, des seuils critiques et des changements opérationnels sur différentes échelles de temps faisaient qu’une sécheresse pouvait avoir des effets invisibles, alors qu’une autre exactement de la même ampleur peut sembler avoir fait basculer la société dans une catastrophe irréversible »27. Harper fait donc l’inventaire des « petites stratégies de résilience économique qui ont rendu possible la civilisation dans le monde méditerranéen », comme les « stratégies de diversification, de stockage [et] d’intégration (…) »28. Du point de vue de l’organisation sociale, l’absorption des chocs était également de mise puisque « le système impérial avait été conçu pour supporter les revers de fortune politique »29. Un équilibre s’observe entre l’empereur, les sénateurs (qui « gardaient avec un soin jaloux leur droit d’occuper de hauts postes (…) » et « [l]’artistocratie impériale [qui] contrôlai[en]t tout l’Empire à travers un faible nombre d’administrateurs »30.
10Cependant, l’arrivée de la « peste antonine » va bouleverser les équilibres globaux de cet Empire dont les « connexions globales et [l]es réseaux de communication rapides » constituent « les conditions écologiques pour qu’éclate la première pandémie de l’histoire »31. Kyle Harper recompose donc l’« écologie des maladies dans l’Empire romain »32. L’historien précise ainsi la façon dont les milieux ont été transformés par les politiques impériales au point de préparer la propagation des infections : d’abord « la concentration urbaine », ensuite les « transformations environnementales », enfin « [l]es réseaux commerciaux reliant les Romans à des peuples installés au-delà des frontières, en particulier en Afrique et en Asie »33.
11Les Romains étaient persuadés que la peste antonine « avait débuté avec la mise à sac de Séleucie » au cours de laquelle « l’apparition d’un nuage toxique dans un temple d’Apollon »34 aurait initié l’infection. Il n’en est bien sûr rien et Kyle Harper reconstitue le parcours de « la maladie (…) certainement passée en contrebande dans l’Empire en suivant l’axe de la mer Rouge »35. L’historien note que « [l]a première vague traversa rapidement l’Empire d’est en ouest laissant derrière elle la trace de ses ravages dans des zones bien délimitées »36. Même si les sources sont peu nombreuses et difficiles à évaluer, Harper parvient à suivre la peste antonine en « Asie Mineure », en « Égypte » et dans « le Nord au-delà du Danube »37. Harper fait l’hypothèse d’une épidémie de variole38 : les descriptions de Galien en particulier semblent correspondre. L’estimation des effets démographiques du virus est inévitablement approximative : « [l]a plupart des tentatives pour évaluer le taux de décès provoqués par la peste antonine ont abouti à un pourcentage situé entre 10 et 20% pour l’ensemble de l’Empire »39. Cependant si « [l]a peste antonine marque un tournant (…) », elle n’est pas « un coup fatal, condamnant inéluctablement le projet impérial à la ruine »40. Harper discerne ainsi une résistance démographique certaine même si la famine est fréquente. Le règne de Septime Sévère est même marqué par une efflorescence d’édifices impressionnants comme « le Septizodium, une façade massive en l’honneur des sept dieux planétaires (…) »41, qui témoigne bien d’un « rétablissement économique et démographique »42. Toutefois, après la fin du règne des Sévères, c’est l’ébranlement climatique qui met à mal les structures de l’Empire : « les années 240 apr. J.-C. apparaissent comme un moment de sécheresse aiguë sur la rive sud de la Méditerranée »43. À la même période, les crues du Nil fléchissent, ce qui met en tension les récoltes de céréales. Le milieu biologique est également le foyer d’une nouvelle pandémie – « [l]a peste Cyprien » que Kyle Harper qualifie de « pandémie oubliée »44. Il s’agit pourtant d’ « une maladie transcontinentale d’une rare magnitude »45. Son foyer est l’ « Éthiopie » ; ensuite elle « a migré vers le Nord et l’Ouest en traversant tout l’Empire »46. Les témoignages révèlent des symptômes particulièrement foudroyants : « [l]a fatigue, les selles sanglantes, la fièvre, les lésions œsophagiennes, les vomissements, des hémorragies conjonctives et les infractions graves des extrémités (…) »47 dessinent un impressionnant tableau clinique. Il pourrait s’agir de « formes de grippe » agressives – celles provenant « de pathogènes animaux sont tout particulièrement létales »48. Mais « la fièvre hémorragique virale »49 n’est pas à exclure.
12Parallèlement à ces attaques pandémiques, l’Empire est pris d’assaut à ses « frontière [qui] ont cédé au début des années 250 apr. J.C. (…) d’abord du côté danubien (…) »50. Puis « la frontière de l’Euphrate (…) céda »51. La frappe des monnaies permet de documenter un « reflux du pouvoir d’État »52. Dans le même temps, « le IIIe siècle » apparaît « comme un âge de rupture avec le polythéisme traditionnel »53 en raison de la nette montée en puissance du christianisme.
13Kyle Harper évoque ensuite le IVe siècle après J.-C. pour lequel il signale « des changements environnementaux (…) en Orient » qui ont entrainé une « aridité dans les steppes eurasiennes »54. L’historien note, très justement, qu’il ne faut pas privilégier seulement cette cause pour expliquer l’effondrement de Rome. Toutefois, les déplacements des populations nomades vers l’Empire « n’ont pas non plus été un détail dans ce qui a entraîné l’Empire au-delà de ses capacités de résilience »55. Dans le même temps, la société romaine est reconfigurée Ainsi, sous Constantin, les sénateurs ont retrouvé du pouvoir alors qu’ « une politique sociale particulièrement conservatrice »56 se mettait en place. Et « [l]e changement environnemental a joué un rôle positif dans la reconstruction sous l’Empire romain tardif »57. On mesure ici combien l’analyse multifactorielle des milieux permet de tenir ensemble, dans l’analyse, la place des structures impériales, les mouvements de populations, les traits climatiques et les soubresauts zoonotiques. La relative constance du climat et l’absence « d’événement volcanique majeur pendant plus d’un siècle et demi »58 composent une trame plus stable quand bien même elle est traversée de mouvements brusques – comme par exemple « la pénurie alimentaire qui a ravagé la Cappadoce en 368-369 apr. J.-C. »59. Et globalement les poussées nomades ébranlent les structures de l’Empire. Là encore, l’explication historique par les milieux permet de suggérer des interprétations plausibles des mouvements hiératiques des assauts : ainsi le retrait des Huns après avoir envahi la péninsule italienne peut se comprendre en le considérant comme « la conséquence biologique prévisible de la collusion entre les envahisseurs et l’écologie locale des maladies »60. Il est en effet probable que « le paludisme » des « plaines marécageuses »61 italiennes ait hâté le départ des Huns.
14Cependant le VIe siècle est marqué par une nouvelle attaque biologique. Kyle Harper montre que :
[l]a fusion du commerce global et de l’infestation par les murides a été la précondition écologique du plus grand événement sanitaire que la civilisation humaine ait jamais connu : la première pandémie de peste. (…). En 541, elle apparut sur les rives de l’Égypte, avant de se répandre dans l’Empire et au-delà. Pendant deux siècles, elle est restée avant de disparaître, par quel mystère ?62
15La « bactérie appelée Yersinia pestis » constitue, assure Harper, « un ennemi absolument extraordinaire, résultat d’une improbable évolution qui l’a transformé en un tueur global »63. La transmission par les puces – elles-mêmes portées par les rats – suppose « une plateforme écologique faite d’éléments entremêlés » comme « [l]a colonisation de l’Occident par le rat noir »64, mais également « une chaîne impliquant au moins cinq espèces différentes » : « la bactérie, l’hôte vivant dans la forêt (par exemple, les marmottes), l’hôte assurant la recrudescence (le rat noir), le vecteur arthropode (la puce du rat oriental) et nous-mêmes »65. Il faut également compter avec les modifications climatiques qui « peuvent affecter les habitats, les comportements et la physiologie de chaque organisme en cause »66. Même si, note Harper, « la relation entre climat et peste n’est pas simple et linéaire »67.
16L’historien dresse un tableau saisissant des conséquences ravageuses de la pandémie, travaillant par exemple, lors de son apparition à Constantinople, tout « [l’]ordre social [qui] a chancelé puis s’est effondré », puisque « les travaux se sont arrêtés » et que la « famine »68 s’est répandue. Forte mortalité, écroulement des structures sociales et politiques, les effets de la peste ont été d’autant plus profonds, que le bacille a profité de « réservoirs animaux » dans lesquels il a « trouv[é] refuge »69. Si bien que la pandémie a duré deux siècles, de 541 à 749.
17Cependant, il convient de ne pas attribuer à la peste, seule, la chute de Rome. Harper remarque qu’il importe de considérer « l’arrivée malvenue d’un nouveau régime climatique – qui est de plus en plus appelé par les historiens le petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive »70. Il faut également intégrer à l’analyse la « gigantesque éruption volcanique dans l’hémisphère nord » qui, en 534 ap. J.-C., « a rejeté des mégatonnes d’aérosols de sulfate dans la stratosphère »71. Les végétaux sont affectés par cette catastrophe ; mais c’est surtout le refroidissement du climat qui perturbe les cycles des récoltes.
18Ces coups de butoir – bactériologiques, chtoniens, climatiques – finissent par faire craquer l’édifice impérial. Notamment en « Occident » où « la chute a été la plus violente »72. L’ordre militaire romain fut profondément déstabilisé et c’est « [l]’empereur Héraclius (qui régna de 610 à 641) [qui] allait présider à la faillite de l’Empire »73, lorsque la conquête arabe pulvérisa les restes de la force romaine.
19La synthèse de Kyle Harper, articulant des sources extrêmement variées (de l’archéologie à la biologie, de la numismatique aux textes classiques), reconstitue une histoire écologique et climatique des milieux de l’Empire romain sur le long terme. Le complexe bactérien, politique, atmosphérique, chtonien sur lequel repose la structure impériale s’est dégradé progressivement. Mais les intrications profondes entre le mode de vie romain (urbain et commerçant) et les assauts biologiques et climatiques ont rendu la configuration sociale de l’Empire fragile : les voies de circulation se sont ouvertes aux bacilles, les dépendances alimentaires ont été affectées par les déséquilibres de l’atmosphère. La chute de l’Empire romain ne peut être imputable aux seules vicissitudes politiques et dynastiques ; elles s’articulent à ces conditions écologiques complexes et les amplifient bien souvent.
La pollution disséminée
20L’ouvrage de synthèse que François Jarrige et Thomas Le Roux consacrent à l’« histoire des pollutions à l’âge industriel » permet d’appréhender les perceptions différentes, selon les époques, des contaminations, selon les contextes sociaux, politiques, techniques et culturelles. Les auteurs prennent soin de construire une définition historique de la notion de pollution. L’acceptation large est celle de « la dégradation d’un milieu par l’introduction de substances ou de radiations entraînant une perturbation plus ou moins importante de l’écosystème »74. Toutefois, notent Jarrige et Le Roux, « cette définition n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle, les sociétés anciennes privilégiaient quant à elles les notions de “nuisance”, de “corruption” ou d’“insalubrité” »75. Pendant longtemps le terme pollution renvoyait au registre moral et religieux de la souillure et « de la profanation »76. Le sens environnemental ne devient dominant que dans la deuxième moitié du XXe siècle – même s’il a connu une certaine fortune « dans les publications scientifiques »77 au début du siècle. Retenons donc que l’histoire de la pollution met en jeu une transformation du milieu et des dégradations visibles et/ou mesurables. Les auteurs remarquent qu’il importe de ne pas s’en tenir à une analyse des perceptions savantes ou techniques des seuils de contamination ; il est nécessaire d’inclure dans la réflexion « l’étude des imaginaires et des sensibilités comme celle des régimes de production et de leur transformation »78. En se concentrant sur « ce qui a pollué les différentes milieux – l’eau, l’air et les sols – depuis trois siècles en étant attentif aux rapports de force qui ont modelé les cycles de pollution successifs, leur apparition et leur disparition, les mutations culturelles comme les diverses stratégies de régulation imaginées pour y faire face », Jarrige et Le Roux privilégient une approche interdisciplinaire qui fait droit au nouage complexe entre les activités humaines et un environnement qu’elles contribuent à façonner autant qu’à détruire.
21L’ouvrage est découpé en trois larges pans chronologiques. Le premier correspond à la période 1700-1830 marquée par « [l]’industrialisation et la libéralisation des environnements »79 ; le deuxième couvre le XIXe siècle jusqu’à la veille du premier conflit mondial, correspondant à un vaste mouvement de « naturalisation des pollutions »80 ; enfin, la troisième partie du livre détaille le « siècle toxique »81 de 1914 à 1973. Chaque période met en jeu des « changements d’échelle successifs », jusqu’à la globalisation de la contamination.
22Les auteurs repèrent d’abord un « Ancien Régime des pollutions » dont « le secteur de la tannerie » serait l’ « [a]rchétype » en raison « des manipulations malodorantes et de la “corruption” de l’eau (…) »82. Inscrite dans les villes et les campagnes, l’activité de tannage est également au centre d’un réseau commercial local pour l’essentiel. La souillure produite par la fabrication des cuirs oblige à la relégation des installations. Ainsi, « [l]a production de cuir indique l’ubiquité et la permanence d’une nuisance, de même que la gamme des multiples pollutions artisanales ou industrielles ordinaires, souvent en continuité avec celles du Moyen Âge »83.
23Les dégâts produits sur l’environnement immédiat témoignent d’une intrication étroite entre les activités humaines et leurs conséquences toxiques. L’ordinaire des contaminations est celui des campagnes et « [d]ans ces mondes essentiellement agraires, les eaux courantes rurales supportent l’essentiel des pollutions »84. En effet, les moulins sont partout présents pour « la meunerie », le mouvement des « pilons broyeurs de minerais, de tan, de papier ou d’huile », l’action des « martinets métallurgiques, [d]es battoires des foulons à drap, [d]es meules à aiguiser les couteaux, [d]es soufflets des forges et autres scies mécaniques »85.
24Toutefois, cette description des « activités polluantes » ne doit pas laisser accroire que les milieux de l’époque moderne sont saccagés en permanence. Comme le notent François Jarrige et Thomas Le Roux, « les volumes de production restent limités comparés à ceux des siècles ultérieurs » ; de plus, « les cas de pollutions importantes restent localisés »86. Cela ne signifie pas que la contamination toxique n’est pas relevée ni dénoncée sous l’Ancien Régime. Les sensibilités modernes n’y sont pas indifférentes, d’autant que les savoirs médicaux appuient les « nouvelles valeurs conférées au propre et sale dans [la] seconde moitié du siècle des Lumières »87. S’ajoute à ce noyau de représentations, « le droit de nuisance » qui s’impose comme « un instrument de régulation particulièrement important »88. Il s’agit de « préserver la bonne santé des habitants d’un lieu donné », tout en menant un travail constant de « négociation, dans un monde où le voisinage et l’interconnaissance sont essentiels »89.
25Pour complexifier ce tableau, les auteurs examinent les effets à long terme de ce « mouvement intellectuel de désinhibition vis-à-vis de l’exploitation de l’environnement », né avec « la Renaissance européenne », poussant, grâce à la science notamment, à une « appropriation inédite de la nature »90. Les débuts de l’activité industrielle – autour de 1750 – inaugurent « [d]e nouvelles alchimies polluantes » en lien avec « l’expansion du capitalisme mondialisé »91. La pollution de l’air, par les fumées, frappe les esprits au point que l’art (e.g. les peintures de Georges Robertson) et la littérature (les textes d’Anna Seward, de William Wordsworth et de William Blake) en font un motif récurrent. C’est notamment le « charbon de terre » qui « symbolise la révolution industrielle »92. C’est en effet « [l’]association du charbon et de la vapeur en Grande-Bretagne [qui] a permis de s’émanciper des contraintes énergétiques de la biomasse »93. La fluidité relative de cette source d’énergie ne doit pas faire oublier que son exploitation « suscite rapidement des plaintes », puisque « [d]ans les premiers moments d’exploitations des mines, de nombreux procès ont lieu à cause de la pollution (…) »94. Et finalement, ce n’est qu’après un « lent processus d’acculturation et de cadrage des oppositions »95 que le charbon de terre est généralisé. Parmi les productions polluantes que génère l’essor industriel, les « substances minérales » supplantent les « produits organiques », quand bien même ils « rendent les procédés industriels plus agressifs (…) »96.
26Ces modifications de l’environnement sont accompagnées de cadrages politiques et sociaux qui font de la pollution des objets de droit. Surtout, l’approche des produits industriels évolue, notamment en raison des appréciations scientifiques. Ainsi, les travaux du chimiste Guyton de Morveau à la fin du XVIIIe siècle, font de l’acide chlorhydrique un agent de lutte contre « l’infection putride »97. Il s’ensuit un « nouveau regard qui requalifie des pollutions en désinfection vertueuse »98. Et le programme préhygiéniste qui s’esquisse à partir de ces nouveaux savoirs de la matière passe par la disparition des « vieilles interdictions qui garantissaient la santé publique en cas d’épidémies (…) » afin de favoriser « le commerce et les richesses des différents pays »99. C’est un nouvel équilibre juridique et politique qui organise désormais la contamination des milieux : « [l]a promotion de la chimie se conjugue à l’économie politique et à l’administration pour instaurer de nouveaux rapports de force entre les industriels et leur environnement »100. Globalement, « les règlements sont perçus comme une entrave au bon fonctionnement de la société »101. Et ce sont « les anciennes régulations ancrées dans le monde artisanal et la police urbaine »102 qui sont mises à mal. Le libéralisme économique lève les limitations à la dégradation environnementale et « [t]outes ces évolutions conduisent peu à peu à tolérer les pollutions » afin de promouvoir aveuglément « l’accroissement des richesses »103. Et pour « [l]a période 1760-1840, identifiée comme l’“âge des révolutions” ou des “révolutions atlantiques” », alors que les cadrages politiques évoluent significativement, « c’est bien l’optique libérale et industrialiste qui s’impose dans l’ensemble »104.
27François Jarrige et Thomas Le Roux montrent ainsi qu’en France, alors « que les cahiers de doléances ruraux du printemps 1789 réactivent certaines des appréhensions populaires à l’égard des pollutions [et que] les populations urbaines demandent l’éloignement des fourneaux et des ateliers qui manipulent les matières putréfiables », c’est bien « la législation révolutionnaire [qui] libère l’industrie des règlements qui l’encadraient (…) »105. Et toutes les activités génératrices de toxicité industrielle ou artisanale sont concernées : chimie, fabriques militaires, artisanat du cuir… Les verrous légaux sont nombreux qui, peu à peu, autorisent la pollution des milieux et laissent les citoyens sont recours : le décret du 15 octobre 1810 impose donc « la prééminence de l’administration sur la justice pénale »106 et, in fine, marque la victoire des industries.
28Les années 1830 ouvrent une nouvelle ère puisque « [l]a production industrielle change (…) d’échelle et avec elle la quantité de substances toxiques rejetées dans les environnements »107. L’idéologie du progrès domine les représentations, ce qui transforme le rapport aux contaminations de l’environnement, puisqu’ « [u]ne attitude fataliste prévaut qui fait des pollutions l’effet regrettable mais inévitable d’un processus d’émancipation plus global »108.
29L’inventaire des contaminations qui s’étendent tout au long du XIXe siècle est impressionnant et dans le même temps, « tout semble œuvrer pour (…) minimiser les effets »109 des pollutions. Cependant, nuancent les auteurs, « le siècle de l’industrialisation est profondément ambigu » puisque, parallèlement à cet aveuglement sur la toxicité des modes de production, « beaucoup pourfendent aussi les dégâts d’une civilisation jugée absurde, les pollutions devenant progressivement le symbole des apories et des dérives de la grande industrie »110.
30Le domaine de l’hygiène publique est traversée de tensions : on constate le passage « des étiologies de l’environnement vers la question sociale », ce qui fait que « les conditions de vie constituent désormais le fondement de la santé »111. Dans l’ordre des représentations l’industrie et la technique se rattachent au progrès ; il est donc convenu que la situation sociale doit « s’améliorer avec le développement industriel »112. D’autant que « les émanations industrielles sont souvent perçues comme désinfectantes, voire bénéfiques pour la santé des populations »113. Dans le même temps, cependant, « le modèle néohippocratique rattachant les maladies aux miasmes et aux environnements reste puissant, le choléra de 1832 qui frappe le continent européen contribue d’ailleurs à le réactiver un temps »114. C’est « [a]utour de 1900 [que] de nombreux médecins et biologistes dénoncent plus explicitement les dangers des fumées pour la santé humaine »115.
31Au-delà de l’hygiénisme, d’autres domaines savants s’activent autour des questions de production et de pollution. Ainsi, « l’économie politique et l’action des ingénieurs s’efforcent (…) de leur côté d’encourager l’industrialisation »116. Jarrige et Le Roux parlent, à bon droit, d’une « obsession industrialiste [qui] a largement occulté ses effets négatifs en concentrant l’essentiel de l’attention sur l’accroissement des richesses »117. Le référentiel philosophique est alors centré sur « la capacité de la nature à offrir suffisamment de ressources et de matériaux pour permettre la production, mais la question des conséquences environnementales, sous forme de déchets et de rejets insalubres, reste impensée, et le théories pessimistes sur l’épuisement inéluctables de la terre et de l’énergie sont constamment marginalisées »118. Le spectre politique tout entier est acquis au règne des machines – « [m]algré certaines doutes qui s’expriment chez Charles Fourier comme chez Karl Marx (…) »119. Les ingénieurs emboîtent le pas des économistes ; ils ne proposent qu’un ajustement de « la main d’œuvre aux procédés industriels » ou une sous-estimation des « pathologies ouvrières »120.
32Cependant, le triomphe de l’industrialisme est strié de doutes et teintés d’ambivalence, favorisant. l’émergence d’ « une science des pollutions »121 attentive aux pollutions et aux toxicités. La pureté de l’eau est l’objet d’enjeux scientifiques. Dans le même temps, les « dénonciations et alertes »122 des dégâts environnementaux causés par le nouveau régime de production capitaliste ne cessent de croître – et une nouvelle fois, les représentations artistiques et littéraires diffusent cette crainte de l’industrie dévastatrice. Les « luttes sociales » articulées aux dégradations des milieux sont « rarement coordonnées et largement invisibilisées car reléguées la plupart du temps dans des territoires périphériques »123. François Jarrige et Thomas Le Roux ont raison d’insister sur le fait que « les pollutions ne sont (…) pas accueillies dans le silence et le déni général qu’on évoque parfois »124 ; il existe une réaction contre la dégradation des milieux, elle reste cependant mineure comparée à la dénégation des scientifiques, des ingénieurs et des économistes.
33Les cadres légaux et administratifs du XIXe siècle sont pris dans ces luttes contre les pollutions. Et si le « régime de régulation » est « [f]ondamentalement libéral et industrialiste », il « connaît toutefois diverses inflexions au gré des mutations politiques et économiques de la période, de la construction des États-nations et des empires, mais aussi des différences de traditions juridiques »125.
34Globalement, en pays de common law les pollutions sont peu freinées par les actions judiciaires. C’est donc « la puissance publique, à travers des règlements locaux ou nationaux » qui doit « compléter le dispositif »126. Les choses sont différentes « [e]n Europe continentale », puisque « [l]’administration y acquiert un pouvoir plus important et ne laisse à la justice que la capacité de fixer le montant des indemnisations éventuelles pour dommages de propriétés »127. De ce point de vue, « le décret français de 1810 reste l’étalon tout au long du siècle »128. Surtout, le rythme industriel domine celui de la réponse administrative qui doit sens cesse s’ajuster. Même si, ici et là, quelques actions peuvent contrecarrer des débordements toxiques, « [d]ans l’ensemble (…) la loi n’a pas permis de réduire drastiquement les pollutions (…) »129. La situation n’est guère différente dans « les États allemands » où « la législation contre les pollutions industrielles reste marginale »130. Dans les territoires coloniaux, comme en Inde, ce sont les pratiques artisanales qui sont mises à l’index au profit des « industries à forte accumulation de capital »131.
35La seule prise en compte industrielle des contaminations concerne « l’amélioration technique » éventuelle qui « se diffuse partout, jusqu’au Japon »132. François Jarrige et Thomas Le Roux notent que « la croyance dominante » est celle des « capacités des milieux à se régénérer et à absorber les substances dangereuses (…) »133. On mesure donc à quel point, l’histoire des pollutions compose avec la notion de milieu comme un impensé de l’ère industrielle : l’espace indéfini de déversement des toxiques est perçu comme un facteur de résolution des problèmes environnementaux. Si les atteintes à l’environnement sont faiblement cadrées au XIXe siècle, c’est notamment parce que les milieux ne sont pas conçus, dans les représentations dominantes, d’un point de vue politique.
36La dernière période étudiée court du premier conflit mondial à 1973. Comme pour l’ère précédente, les auteurs réinscrivent la pollution dans le contexte économique, sociale, culturelle et politique mouvant du XXe siècle. La logique productive fait du produit intérieur brut (PIB) le « parangon de la société désirable », fondée sur « une croissance infinie et une société pacifiée par l’horizon d’une abondance de biens matériels »134. Les pollutions sont plus nombreuses, plus denses, plus variées. Les « substances » toxiques se répandent largement et « ne polluent pas seulement au moment de leur production, mais aussi à très long terme en étant consommées, rejetées jusqu’à l’exutoire ultime, les océans (…) »135.
37Dans la gamme des processus de pollution massive, les conflits globaux du XXe siècle ont eu un puissant rôle de « désinhibition »136. L’usage de « procédés de destruction » comme « le napalm et les défoliants chimiques utilisés au Vietnam dans les années 1960-1970 » symptomatise les « ravages écologiques et [l]es pollutions causés par les guerres totales »137. La globalisation des confrontations militaires se double de « désinhibitions guerrières »138 quant à l’environnement.
38Mais il y a plus. L’approvisionnement énergétique change de nature avec la première Guerre mondiale, puisque « la production de pétrole (…) passe de 40 millions de tonnes en 1910 à 100 millions dès 1921 »139. Et de façon générale, le faible intérêt pour les effets écologiques des masses de pollution déversées pendant les conflits impose « de nouvelles trajectoires qui accompagnent la grande accélération des transformations environnementale du milieu du XXe siècle »140. La réflexion sur les milieux et les conséquences des déversements toxiques ne constitue plus un point d’ancrage politique non pas seulement le temps des conflits ; la paix revenue, les seuils d’acceptation ont été largement relevés. L’ordre des représentations est cependant bouleversé par les saccages guerriers : « [l]es paysages de désolation sont (…) majoritairement représentés dans l’iconographie et les témoignages »141. L’emploi des gaz de combat dans les tranchées du premier conflit mondial marque durablement les corps et les paysages. Mais c’est, après 1945, avec la « contamination nucléaire »142 que la menace d’une destruction massive des conditions d’existence humaine est la plus insistante. Et les pollutions atomiques sont innombrables, notamment lors des essais, avec les déchets, pour « l’entretien de l’arsenal »143.
39La requalification du milieu en temps de guerre et la quasi-disparition des préoccupations environnementales ont transformé le rapport à la contamination au XXe siècle. D’autant qu’ « [e]ntre la Première Guerre mondiale et les chocs pétroliers des années 1970, un nouveau modèle énergétique particulièrement polluant s’est mis en place dans le monde »144. Le pétrole s’impose comme le fluide propre à combler l’attente énergétique des pays industrialisés : sa « production (…) passant de 770 à 2334 millions de tonnes entre 1955 et 1970 »145. Le charbon reste, cependant, en volume, massivement employé tout au long du XXe siècle, ce qui « explique que, malgré le changement de structure du mix énergétique, [s]es fumées, poussières, suies et fuliginosités (…) continuent de souiller l’atmosphère des villes et des sites industriels (…) »146.
40Le régime d’emprise des pollutions est différent pour le charbon et le pétrole. Dans le premier cas, les zones compromises sont « principalement limitées aux alentours des mines, des fours et des machines à vapeurs »147 ; les atteintes « du pétrole se diffusent sur des parties plus vastes du globe, du fait d’usages beaucoup plus nombreux et d’une diffusion à bas coût et plus facile techniquement »148. Les milieux considérés changent donc d’échelle ; d’autant que l’infrastructure d’extraction et de transport des hydrocarbures ne cessent de s’étendre tout au long du XXe siècle. L’automobile et son expansion continue contribuent à répandre davantage encore la pollution générée par l’usage du pétrole. Le réseau toujours plus dense d’approvisionnement en énergie charrie des fluides toxiques (comme le gaz naturel) ou de l’électricité, dont les « combustibles primaires » situent « les pollutions en amont de la production (…) »149.
41Précisément, l’attention est portée sur les aspects les plus diffus de la contamination toxique du monde contemporaine. Cette prise en compte des milieux lato sensu permet de remonter les chaînes de production et d’intégrer « l’acte de consommer » dans l’analyse, quand bien même, il « semble plus anodin » que « la production d’énergie (…) voyante, bruyante et malodorante »150. Le modèle de l’« American way of life »151 s’impose au lendemain du second conflit mondial comme l’animation d’une pulsion consumériste presqu’insatiable. Cette fulgurante « consommation de masse rencontre par ailleurs l’urbanisation croissante de la société »152. L’ironie tragique de cette soif d’objets « très fortement productrice de déchets » est qu’ « elle prend paradoxalement la forme d’un culte pour le propre et l’hygiène corporelle (…) »153.
42C’est désormais le règne du plastique qu’alimentent « la carbochimie et la pétrochimie »154. Une conjoncture technique, sociale et politique favorise la montée en puissance de ce matériau :
« [p]rofitant d’une énergie bon marché, d’une forte croissance de la demande pour des matériaux jugés modernes, les plastiques s’imposent après 1945 avec la standardisation des procédés et le triomphe de la production de masse »155.
43Cette débauche dans l’emploi d’une matière tirée de la pétrochimie n’est pas sans susciter des inquiétudes dès les années 1960 : les questions sanitaires et environnementales affleurent sans jamais s’imposer dans l’agenda politique.
44Autre emblème de l’ère consumériste, l’automobile « détrône le chemin de fer dans l’ordre des mobilités rapides ; elle est aussi le médium par lequel l’humanité glisse vers l’acceptation chronique du risque et des pollutions »156. Des « poussières toxiques des combustibles » aux « additifs chimiques dans le carburant, aux pneus, à la fabrication de matériaux composites et aux infrastructures gigantesques nécessaire à leur mobilité »157, les voitures constituent des vecteurs puissants de toxicité. L’automobile ne s’est pas imposée sans que les milieux aient été adaptés à sa circulation : « [p]our imposer la voiture, il a d’abord fallu lui créer un environnement favorable »158. Les infrastructures urbaines ont notamment été repensées autour de l’usage des voitures.
45Les effets de la consommation de masse ne concernent pas seulement la production de biens manufacturés, l’agriculture entre également, après 1945 dans une ère de massification en s’alliant avec l’industrie chimique : « engrais et (…) produits de lutte contre les espèces jugées nuisibles »159 vont constituer le fondement des manières de cultiver. Les pollutions qui en résultent touchent les « sols, [l]es nappes phréatiques et [l]es cours d’eaux »160. Les inquiétudes ne naissent lorsqu’ « apparaît la question de la résistance des insectes »161. Toutefois, « les dénonciations, d’abord marginales, proviennent d’ailleurs »162 : Roger Heim, Rachel Carson alertent sur les dangers d’une agriculture fondée sur des pesticides détruisant les sols, les végétaux et les animaux.
46Ce déferlement de pollution au XXe siècle est inscrit dans une perspective politique globalement peu contraignante. Certaines contaminations accélèrent les processus de cadrages légaux. De façon générale, les risques sanitaires et environnementaux sont peu pris en compte, s’ils ne sont pas totalement ignorés. L’amiante, est de ce point de vue, l’exemple paradigmatique de la contamination toxique dont l’extrême dangerosité était scientifiquement prouvée et connue depuis le début du XXe siècle, sans que des décisions politiques ou administratives ne viennent interrompre sa production et son usage163. La « [f]abrique de l’incertitude » par les grandes entreprises consiste en un travail de dénis, d’ « euphémisation », de « contre-feux »164, vise à brouiller le débat public, à réduire la portée politique des revendications écologistes et, in fine, « à rendre les pollutions invisibles (…) »165.
47Les réactions à l’ensemble de ces contaminations et à leur déni s’organisent peu à peu à partir des années 1960. Elles proviennent d’individus isolés (hauts-fonctionnaires comme Philippe de Saint-Marc166, scientifiques comme Henry Fairfield Osborn, Roger Heim et Rachel Carson167 ou économistes comme « René Passet, Georgescu-Roegen ou Bertrand de Jouvenel »168).
48François Jarrige et Thomas Le Roux situent le point d’inflexion politique contre les contaminations toxiques autour de 1968. Les historiens signalent ainsi que « [l]a multiplication des catastrophes en renforce la visibilité médiatique : la marée noire provoquée par le naufrage du Torrey Canyon en 1967 en Bretagne, ou la pollution du Rhin par rejet d’insecticides en 1969, qui s’étend sur plus de 600 kilomètres et tue environ 20 millions de poissons, indignent l’opinion »169. Cette plus grande présence des pollutions dans l’espace public s’accompagne d’ « une mutation des répertoires d’action marquée par le passage d’une tradition plutôt élitiste, œuvrant pour des régulations locales, à une approche plus militante et contestataire qui apparaît dans des publications comme la revue Survivre et vivre, initiée par le mathématicien Alexandre Grothendieck (…) »170.
49L’émergence des discours et des pratiques écologistes passe, précisément, par un « changement d’échelle des pollutions et [de] leur extension »171. Le surgissement politique des dégradations environnementales s’organise à partir d’une visibilité plus large et plus précise des dégâts toxiques et par une appréhension plus fine des longues chaînes de contamination. En conclusion de leur ouvrage, les auteurs constatent que « [d]e nuisances locales circonscrites, les effets délétères des activités humaines sur l’environnement se sont transformés en pollutions globales »172. La prise en compte des milieux, dans une acception large, impliquant des déterminations complexes, croisées et sur des grands espaces, a donné politiquement corps à l’objet « pollution » dans la deuxième moitié du XXe siècle. Mais dès le XVIIIe siècle, c’est bien la réflexion sur la circonscription des toxicités que s’était engagée la réflexion à propos des effets dévastateurs des activités humaines.
50Les ouvrages de Kyle Harper et François Jarrige et Thomas Le Roux ont en commun de tenir le milieu des existences humaines pour le point nodal de leurs analyses. Ainsi Kyle Harper fait de la trame écologique, bactérienne et climatique, une détermination articulée aux structures politiques et économiques de l’Empire romain pour expliquer sa chute. François Jarrige et Thomas Le Roux parviennent à retracer l’histoire longue des polluants en prêtant attention aux aires affectées et aux modalités de reconnaissance des toxicités.
51On discerne, dans ces différents objets (la chute de Rome et la pollution), un même soin porté à l’intrication fine, étroite et complexe entre les activités humaines et l’ensemble des conditions écologiques lato sensu. Il s’agit là d’histoires politiques de l’environnement qui considèrent la façon dont les groupes humains travaillent leurs milieux, les modifient, interagissent avec eux, répondent à leurs mouvements. L’une des leçons communes des deux livres présentées ici est, précisément, la charge systématiquement politique que porte l’action humaine dans ses rapports aux milieux.
Notes
1 Léa Sébastien, Julien Delord, « Milieu », dans Dominique Bourg, Alain Papaux (dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2015, p. 634-636.
2 Augustin Berque, « Milieu et motivation paysagère », L’espace géographique, T. XVI, n° 4, 1987, p. 242.
3 Ibid.
4 Geneviève Massard-Guilbaud « De la “part du milieu” à l’histoire de l’environnement », Le Mouvement Social, n° 200, 2002, p. 65-66.
5 Ferhat Taylan, Mésopolitique. Connaître, théoriser et gouverner les milieux de vie (1750-1900), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018. Voir : Jérôme Lamy, « L’empire des milieux », Zilsel, n° 5, 2019, p. 469-483.
6 Ferhat Taylan, Mésopolitiques…, op. cit., p. 8-9.
7 Ibid., p. 9.
8 Ibid., p. 10.
9 Ibid., p. 246.
10 Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome, Paris, La Découverte, 2020, p. 39.
11 Ibid., p. 40.
12 Ibid., p. 57.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 61.
16 Ibid., p. 63-64.
17 Ibid., p. 88.
18 Ibid., p. 91.
19 Ibid., p. 97.
20 Ibid., p. 98.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 99.
23 Ibid., p. 110.
24 Ibid., p. 112.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 113.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 118.
30 Ibid.
31 Ibid., p. 125.
32 Ibid., p. 131.
33 Ibid., p. 138.
34 Ibid., p. 173.
35 Ibid.
36 Ibid., p. 175.
37 Ibid.
38 Ibid., p. 178
39 Ibid., p. 197.
40 Ibid., p. 198.
41 Ibid., p. 214.
42 Ibid.
43 Ibid., p. 220.
44 Ibid., p.227.
45 Ibid., p. 228.
46 Ibid., p. 229.
47 Ibid., p. 231.
48 Ibid., p. 235.
49 Ibid., p. 236.
50 Ibid., p. 242.
51 Ibid.
52 Ibid., p. 246.
53 Ibid., p. 256.
54 Ibid., p. 265.
55 Ibid.
56 Ibid., p. 269.
57 Ibid., p. 272.
58 Ibid.
59 Ibid., p. 276.
60 Ibid., p. 311.
61 Ibid.
62 Ibid., p. 318.
63 Ibid., p. 319.
64 Ibid., p. 333.
65 Ibid., p. 341.
66 Ibid.
67 Ibid., p. 342.
68 Ibid., p. 353.
69 Ibid., p. 364.
70 Ibid., p. 377.
71 Ibid., p. 389.
72 Ibid., p. 399.
73 Ibid., p. 418.
74 François Jarrige, Thomas Le Roux, La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Le Seuil, 2017, p. 13.
75 Ibid.
76 Ibid.
77 Ibid., p. 14.
78 Ibid., p. 15.
79 Ibid., p. 21.
80 Ibid., p. 103.
81 Ibid., p. 203.
82 Ibid., p. 27.
83 Ibid., p. 28.
84 Ibid., p. 29.
85 Ibid.
86 Ibid., p. 38.
87 Ibid., p. 42.
88 Ibid.
89 Ibid., p. 43.
90 Ibid., p. 51.
91 Ibid.
92 Ibid., p. 61.
93 Ibid. p. 65.
94 Ibid.
95 Ibid., p. 66.
96 Ibid., p. 67.
97 Ibid., p. 81.
98 Ibid.
99 Ibid., p. 84.
100 Ibid.
101 Ibid., p. 85.
102 Ibid.
103 Ibid., p. 87.
104 Ibid., p. 89.
105 Ibid., p. 90.
106 Ibid., p. 95.
107 Ibid., p. 105.
108 Ibid. p. 106.
109 Ibid., p. 137.
110 Ibid., p. 138.
111 Ibid. p. 141.
112 Ibid.
113 Ibid., p. 142.
114 Ibid.
115 Ibid., p. 143.
116 Ibid., p. 145.
117 Ibid.
118 Ibid.
119 Ibid., p. 146.
120 Ibid., p. 148.
121 Ibid., p. 150.
122 Ibid., p. 154.
123 Ibid., p. 159
124 Ibid., p. 166.
125 Ibid., p. 170.
126 Ibid., p. 173.
127 Ibid., p. 179.
128 Ibid.
129 Ibid., p. 181.
130 Ibid., p. 182.
131 Ibid., p. 184.
132 Ibid., p. 186.
133 Ibid., p. 197.
134 Ibid., p. 205.
135 Ibid., p. 206.
136 Ibid., p. 207.
137 Ibid., p. 209.
138 Ibid., p. 211.
139 Ibid., p. 213.
140 Ibid., p. 217.
141 Ibid., p. 221.
142 Ibid., p. 226.
143 Ibid., p. 227.
144 Ibid., p. 233.
145 Ibid.
146 Ibid., p. 234.
147 Ibid., p. 241.
148 Ibid., p. 242.
149 Ibid., p. 254.
150 Ibid., p. 262.
151 Ibid.
152 Ibid., p. 264.
153 Ibid., p. 265.
154 Ibid., p. 268.
155 Ibid., p. 271.
156 Ibid., p. 274.
157 Ibid., p. 274
158 Ibid., p. 274-275.
159 Ibid., p. 285.
160 Ibid.
161 Ibid., p. 289.
162 Ibid.
163 Ibid., p. 293-294, 300 et p. 304.
164 Ibid., p. 301.
165 Ibid., p. 302.
166 Ibid., p. 308
167 Ibid., p. 309.
168 Ibid. p. 311.
169 Ibid., p. 319.
170 Ibid., p. 319-320.
171 Ibid., p. 325.
172 Ibid., p. 366.
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