Jean-Baptiste Belley et Louis Dufay : souvenir et oubli en l’an III d’une lettre à Maximilien Robespierre, « L’ami du seul peuple de Saint-Domingue… c’est-à-dire les jaunes et les noirs »

Par Jean-Daniel Piquet
Publication en ligne le 08 mars 2022

Résumé

Après les journées des 9-10 thermidor an II, une campagne s’engage dans les milieux antiesclavagistes contre Robespierre, l’accusant d’avoir voulu maintenir l’esclavage, aboli par la Convention le 4 février 1794 dans le prolongement de l’abolition décidée en août 1793 à Saint-Domingue par Sonthonax. Le premier député noir de Saint-Domingue, Belley, s’oppose à cette campagne, au contraire de son collègue blanc Dufay. La lettre ici présentée des trois députés Belley, Dufay et Mills, datée du 23 avril 1794 et adressée à Robespierre, a été retrouvée dans une liasse de papiers de la Commission Courtois conservée à bibliothèque municipale de Nantes. Elle montre que Robespierre leur apparaissait alors comme le révolutionnaire jacobin au-dessus des factions, susceptible de vaincre les préventions ou hésitations des comités. Robespierre était bel et antiesclavagiste par attachement au droit naturel, et non, à la différence des Girondins, par tactique militaire ou obsession anti-anglaise.

Mots-Clés

Texte intégral

1Pendant la Révolution après les journées des 9-10 thermidor an II, une campagne s’engage dans les milieux antiesclavagistes contre Robespierre, l’accusant d’avoir voulu maintenir l’esclavage des Noirs pour le compte des Anglais. Elle se fonde sur une phrase du discours du 17 novembre 1793, où le député s’oppose à la liberté immédiate des Noirs. Le premier député noir de Saint-Domingue, Jean-Baptiste Belley, s’oppose à cette campagne, au contraire de son collègue blanc Louis Dufay. Tous les deux avaient pourtant été porteurs en pluviôse an II (février 1794) à Paris, avec le député métis Jean-Baptiste Mills, d’un premier décret d’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue le 29 août 1793 par le commissaire Sonthonax, que la Convention étendit le 4 février 1794 aux autres colonies. Une lettre des trois députés, écrite à Robespierre le 23 avril 1794, retrouvée dans une liasse de papiers de la Commission Courtois, permet de savoir lequel des deux, de Belley ou de Dufay, était en l’an III de bonne foi. Connaissant sa fermeté solitaire de mai 1791, Robespierre leur apparaissait alors comme le révolutionnaire jacobin au-dessus des factions, susceptible de vaincre les préventions ou hésitations des comités1. On n’en doit pas moins relever le caractère excessif de l’éloge de la lettre, dans laquelle le débat de mai 1791 est à dessein antidaté d’une année.

Robespierre et les colonies, vu par les Thermidoriens

2Nous avons tous en mémoire le portrait du député noir de Saint-Domingue, Jean-Baptiste Belley, accoudé en 1798 à un buste de l’abbé Raynal, directeur de la célèbre Histoire des Deux Indes2. Dans les deux dernières éditions, Denis Diderot prédisait une insurrection d’esclaves en cas de maintien du statu quo colonial3, insurrection qui se produisit en août 1791 et déboucha entre août 1793 et février 1794 sur la promulgation de la première abolition de l’esclavage4. Suivit l’élection de trois députés, représentant les trois couleurs de peau de cette partie de la colonie : Louis Dufay (Blanc), Jean-Baptiste Mills (Métis) et Jean-Baptiste Belley (Noir), qui se rendirent à Paris en janvier 1794 via Lorient après moult péripéties5. À leur arrivée le 16 Pluviôse an II (4 février 1794) après lecture d’un rapport de Dufay, la Convention montagnarde abolissait l’esclavage dans toutes les colonies6. Danton s’écria tout à la fois que la France s’était enfin mise en cohérence avec la déclaration des droits de l’homme et que « l’Anglais [était] mort7 ». Il engagea le Comité de Salut Public (ci-après « CSP ») et le Comité des Colonies à rédiger un rapport. Le 27 Pluviôse (17 février), le CSP confia cette tâche à Barère. Le soir même, Dufay, Mills et Belley s’inscrivirent au club des Jacobins. Malgré une intervention de Bourdon de l’Oise à la fin de la séance en leur faveur, les commissaires Sonthonax et Polverel faisaient toujours l’objet d’un décret de mise en accusation par la Convention, votée sur demande de Billaud-Varenne le 16 juillet 1793 pour leurs sympathies brissotines présumées. Que pensait Robespierre de tous ces évènements ? Le tome X des Œuvres compilant tous ses propos et les rapports formulés entre le jour de son entrée au Comité de Salut Public et sa mort et au club des Jacobins8 ne contient aucun commentaire de ce décret. De surcroît, malgré son « périssent les colonies » du 13 mai 1791 ou son évocation rapide de la traite des Noirs le 24 avril 1793 dans la déclaration des droits, on ne lui connaît aucun discours ou article de presse sur l’abolition de l’esclavage, alors qu’il aborda tant de sujets brûlants tels les droits des hommes de couleur libres, des juifs, des citoyens pauvres, des patriotes avignonnais, de la suppression du veto royal, de l’abolition de la peine de mort, de l’abrogation de la loi martiale, de la reconnaissance de la liberté de la presse et du droit de pétition, de la condamnation de la guerre d’attaque et de la nécessité de réglementer les subsistances.

3Contrairement à d’autres mesures votées par la Montagne à partir de juin 1793 (économie dirigée, maximum des prix et des salaires, réquisitions, emprunts forcés, décrets de ventôse pour les indigents, rapport sur l’abrogation de la mendicité et du droit à l’assistance pour les vieillards et les infirmes en mai 1794), l’abolition de l’esclavage en février 1794 sera maintenue par les Thermidoriens et par le Directoire9. La servitude des Noirs anciennement esclaves ne sera rétablie que sous le Consulat, en 1802, par Napoléon Bonaparte. En plus des accusations de tyrannie, il y en eut qui évoquèrent un esclavagisme montagnard. Qu’en dirent les trois députés de Saint-Domingue ? Deux d’entre eux, Belley et Dufay, réagirent contradictoirement. Le premier attaqua, en novembre 1794, le député créole esclavagiste des Mascareignes, Benoît Gouly, en invoquant une réaction de mépris de Robespierre au club des Jacobins le 6 Thermidor an II (24 juillet 1794) :

« Gouly ! Homme sans principes et vendu à la faction des planteurs, tes amis et tes complices, je t'avais déjà jugé aux jacobins, lorsque le 3 thermidor (sic) je te voyais assis aux pieds de Robespierre ; tu le flagornais si grossièrement qu'il fut obligé de repousser publiquement tes basses flatteries par son mépris et sa réprobation. Tu t'en souviens, Gouly, tu demandais ce jour une séance extraordinaire pour le lendemain, parce que Robespierre voulait dénoncer la conspiration qui se tramait (disait-il) contre lui et la liberté 10. »

4L’altercation Robespierre/Gouly portait sur la liberté en général et non spécifiquement sur la liberté des Noirs. Belley ne faisait pas la différence. Au contraire, Dufay invoqua le cas Robespierre en l’attaquant exclusivement sur la liberté des Noirs. Il déclara en février 1795 qu’à leur arrivée à Paris l’année précédente, reçus au Comité de Salut Public, lui et ses deux collègues avaient perçu que Robespierre « ne [les] aimait pas11 ». Dufay attribua à la Gironde le mérite d’une abolition votée par la Montagne et accusa l’ancien CSP de l’an II d’implication dans les agissements esclavagistes de Page et de Brulley12. Faut-il y voir une prudence tactique de Dufay, comme le pense Florence Gauthier ? Elle commente par ailleurs ainsi l’attitude de Belley : « jusqu’en août 1795 Belley ne soutint pas la nouvelle ligne de Dufay, et ne calomnia pas non plus Robespierre13 ». Mais peut-on prouver la calomnie de Dufay, c’est-à-dire la mauvaise foi de ses accusations14 ? Certes, on peut s’assurer de cette mauvaise foi lorsqu’il prétendit, après Thermidor, avoir en l’an II toujours ignoré l’expulsion des Girondins de la Convention au printemps 179315. Pourtant à l’origine, une phrase, une seule, prononcée par Robespierre dans son discours du 27 brumaire an II (17 novembre 1793), phrase relevée par Aimé Césaire en 1961 puis par Yves Benot en 1987, a fait surgir le soupçon, déclenchant après Thermidor la campagne contre lui. Robespierre s’écria : « C’est ainsi que la même faction qui en France voulait réduire tous les pauvres à la condition d’Hilotes et soumettre le peuple à l’aristocratie des riches, voulait en un instant affranchir et armer tous les nègres pour détruire nos colonies16. » Ce qui était probablement faux : on doute, comme le sous-entend la locution « en un instant », que les Girondins se soient jamais départis, à quelque moment que ce soit de l’année 1793, de leur foi en une abolition progressive de l’esclavage. En 1799, l’ancien Conventionnel du Loiret proche des Brissotins, Jean-Philippe Garran-Coulon, écrivit dans un volumineux rapport sur la question de Saint-Domingue : « tout annonce que Robespierre au moins était absolument opposé au décret sur la liberté générale ». Il renvoyait dans une note infra-paginale à deux documents qui mentionnaient exclusivement la phrase du 27 brumaire an II17 ; or l’une des deux sources était falsifiée, car elle portait la date de « fin pluviôse » au lieu de « fin brumaire ». C’est dire que ces deux pièces étaient peu probantes ; sans devoir pour autant être frappées du sceau de la calomnie pure et simple. De Belley et de Dufay, lequel croire ? Dans cette controverse, il a été montré à partir de sources thermidoriennes – esclavagistes comme antiesclavagistes – que si le 17 novembre 1793, Robespierre s’exprima contre la liberté générale et immédiate des Noirs, c’était parce qu’il agissait sous l’influence de Janvier Littée, député certes esclavagiste et proche de Page et Brulley, mais d’abord ayant-droit métis de la Martinique à la loi du 4 avril 1792 promulguant l’égalité des Blancs et des hommes de couleur libres18. Cette loi, nous y reviendrons, Robespierre l’avait saluée en son temps. Vers le 20 messidor an II (8 juillet 1794) Robespierre mit sous surveillance, par l’intermédiaire du policier Claude Guérin, Janvier Littée. Celui-ci faisait alors circuler clandestinement un pamphlet de Page et de Brulley, contre Belley, Dufay et Mills, sous le titre de Notes fournies au comité de salut public.

Contextualisation de la lettre

5La lettre adressée à Robespierre en personne par Belley, Dufay et Mills le 4 Floréal an II (23 avril 1794) met en lumière l’opinion que Belley et Dufay avaient de l’Incorruptible, avant le 9 Thermidor. Déjà en février et mars 1794, Belley, Mills et Dufay avaient écrit deux lettres au CSP. Dans la première du 6 ventôse an II (24 février 1794), ils demandèrent l’arrestation de deux commissaires esclavagistes de Saint-Domingue, Page et Brulley, qui intriguaient contre eux depuis leur arrivée à Paris en janvier 1794 et trouvaient depuis l’été 1793 des contacts chez Amar, Lindet, Barère, Saint-Just, Jeanbon Saint-André. Un ordre d’arrestation fut signé le 16 ventôse an II (6 mars 1794) par Collot d’Herbois et Saint-Just puis envoyé au Comité de sûreté générale qui fit arrêter le lendemain les deux intrigants esclavagistes19. En ce qui concerne Saint-Just, sa rupture avec les deux hommes paraissait d’autant plus spectaculaire qu’avant son départ en mission en Alsace le 10 octobre 1793, il s’était chargé de présenter un rapport sur les colonies sur la base presque exclusive de ses rencontres avec eux20. Le 19 ventôse an II (9 mars 1794) tous les autres colons sont mis hors la loi. Le 8 germinal an II (28 mars 1794) Dufay, Mills et Belley écrivirent une deuxième fois au CSP pour préciser leurs requêtes en deux points quant à l’exécution du décret d’abolition qui partit le 23 germinal an II (12 avril 1794). Ils s’inquiétaient d’abord du décret relatif aux modalités d’arrestation de Sonthonax et de Polverel, mis en accusation le 16 juillet 1793 pour leurs sympathies brissotines, et l’éviction de la présence à la tête de la première commission chargée de ces deux arrestations, d’un Créole, Simondes, proche de Page et de Brulley. Ils demandèrent ensuite la nomination de bons jacobins, « de régulateurs ». Après enquête du Comité, le 22 germinal (11 avril) Robespierre cosigna avec Barère, Carnot et Collot d’Herbois un arrêté de mise à exécution du remplacement de Simondes par le capitaine Chambon. Le lendemain 23 germinal (12 avril) le décret d’abolition fut rédigé et co-signé par Barère, Collot d’Herbois, Carnot, Billaud-Varenne. Il apparaît que contrairement à ce qui avait été dit – et continue de se dire –, les décrets d’arrestations de Sonthonax et de Polverel et d’exécution du décret d’émancipation ne s’opposaient pas mais se complétaient21. Il n’y avait pas un Billaud-Varenne abolitionniste et un Robespierre esclavagiste22.

6Voici dans le dossier une troisième lettre de Belley, Mills et Dufay, qui corrobore notre pronostic. Selon eux Robespierre avait bien signé le 11 avril, comme ses quatre collègues signataires du futur décret du 12, un arrêté antiesclavagiste. Cette nouvelle lettre fut envoyée à Robespierre en personne le 23 avril 1794, et l’on en trouve un extrait dans les Œuvres de Maximilien Robespierre :

« En protestant de l’attachement des hommes de couleur à la Révolution et à la France ils demandent à Robespierre d’engager le Comité de Salut Public à remplacer la commission civile de Saint-Domingue : nous ne demandons pas de troupes mais des régulateurs, de bons jacobins qui étrangers à toutes les factions nous dirigent et nous instruisent aux vertus républicaines pour ramener l’ordre et en chasser les ennemis qui voudraient y débarquer… Nous prouverons que les colonies sont indivisibles de la France23. »

7Il s’agit à vrai dire de l’unique pièce insérée dans les 10 tomes des Œuvres de Maximilien Robespierre qui fasse écho au décret du 16 pluviôse an II. Cette missive personnalisée amène à poser une question. Robespierre y était-il, en avril 1794, à égalité avec ses huit collègues de travail alors à Paris à savoir Barère, Lindet, Carnot, Saint-Just, Couthon, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, Prieur-Duvernois (dit de la Côte d’Or) et aurait-il représenté seulement 1/9 de l’équipe ? Rien n’est moins sûr à cette date. Robespierre venait de créer le 27 germinal an II (16 avril 1794), avec Couthon et Saint-Just, le bureau de police générale qui concurrençait à la fois le comité de sûreté générale et leurs six collègues parisiens du CSP. Saint-Just allait d’ailleurs repartir en mission fin avril pour deux mois. Robespierre, le seul avec Barère à n’avoir jamais assuré de mission, fut par ailleurs le seul membre du CSP à accéder deux fois au poste de président de la Convention, le 22 août (4 septembre 1793) et les 16-30 prairial an II (4-19 juin 1794). Précisons que l’agent de Maximilien Robespierre, Jullien de Paris, lui écrivait personnellement. Dans l’une de ces lettres, du 26 nivôse an II (15 janvier 1794) en provenance de Lorient où il exerçait en mission avec Prieur de la Marne, il lui annonçait : « Je profite aujourd’hui pour t’écrire du départ de trois députés de Saint-Domingue, près la Convention. Le citoyen Barbier, chargé par Prieur de les accompagner, est un patriote de Lorient qui doit faire plusieurs demandes pour la commune. Tu provoqueras l’adoption de celles qui te paraîtront justes24. »

8Ce document, la commission Courtois l’avait retranché du dossier de la correspondance Jullien-Robespierre publié en janvier 1795, afin sans doute de ne pas embarrasser Dufay et les autres thermidoriens antiesclavagistes. En effet, il fragilisait les assertions de ces derniers d’un Robespierre hostile à la députation multicolore de Saint-Domingue, au profit du témoignage de Belley qui évoquait au contraire l’aversion de l’Incorruptible pour les colonialistes blancs25. Il en est de même de l’une de ces lettres de la quatrième liasse – il est vrai jamais éditée par la suite –, acquise par la bibliothèque municipale de Nantes, en 1879, après les publications parisiennes de 1795, 1824 et 182826.

Lettre des deputés de Saint-Domingue à la convention nationale, Mills, Belley, Dufay, à Robespierre, du 23 avril 179427

« Paris le 4 Floréal, l’an 2ème de la République française, une et indivisible.
Les Députés de Saint-Domingue, à la Convention Nationale, à Robespierre. 

 Citoyen Collègue,
« Tu as toujours servi la Liberté et l’Egalité, cette cause étant celle des Citoyens de Couleur, tu l’as défendue avec courage dans la Discussion du Décret du 15 mai 1790 (sic) (Vieux Style) Tu as toujours été l’ami du peuple, le peuple de St - Domingue ; le seul peuple de St - Domingue, c’est les citoyens de couleur, c’est-à-dire les Jaunes et les Noirs ; les blancs sont en trop petit nombre ; d’ailleurs ce sont en général des grands Planteurs, c’est-à-dire des grands Seigneurs, très Orgueilleux, très Égoïstes, très insatiables de richesses, Ennemis Jurés de l’égalité, et d’une Nation qui a osé faire la Déclaration des Droits.

« Ces hommes qui ne connaissent d’autres principes que leur orgueil, et leur intérêt, ont voué à la France la haine la plus Envenimée, il ne faut donc pas compter sur eux. Au contraire les Citoyens de couleur, s’ils n’étaient pas assez Justes, assez Reconnaissants pour être bons français et tous Dévoués à la Révolution, n’ont pas d’autre intérêt, ainsi il est sûr qu’ils le seront. Les Anglais et les Espagnols leur offriraient l’avilissement, c’est-à-dire l’ancien régime colonial. La France leur accorde l’égalité ; peuvent-ils hésiter à choisir entre l’Esclavage Et la Liberté ?

« Que les bons patriotes de la République, soient assurés que les Citoyens de Couleur adorent la Révolution, qu’ils regardent la France comme leur mère, comme une divinité tutélaire, qu’ils lui seront à jamais fidèles et qu’ils combattront, vaincront, poursuivront partout ses ennemis.

« Nous te demandons de faire quelque chose pour nos frères. Robespierre, en tout finira toujours comme il a commencé, il ne dérogera jamais, nous nous adressons à lui avec confiance. Engages (sic) le Comité de Salut Public à faire relever la Commission civile qui est aujourd’hui à Saint-Domingue, et à la faire remplacer par une Autre.

« Les Commissaires qui sont aujourd’hui à Saint-Domingue sont sous le coup d’une accusation ; cette raison seule peut fournir un prétexte aux malveillants pour égarer nos frères, et les jeter dans des partis Différents.

« Ces Commissaires n’ont pas la confiance de la Convention. Puisqu’il y a un décret contre eux, par conséquent ils n’ont pas celle du gouvernement, ils ne peuvent donc en aucune manière faire le bien.

« Nous te prions de faire en sorte de les faire rappeler le plus tôt possible, mais de ne pas laisser ce pays, sans une autorité nationale, sans une autorité civile ; en même temps qu’ils seront relevés, qu’ils soient remplacés par D’autres, mais en nombre suffisant pour pouvoir opérer le bien dans ce pays, ramener l’ordre, et en chasser tous les ennemis qui voudraient nous attaquer, y rester, ou y Débarquer. Qu’ils soient en assez grand nombre pour être les surveillants des uns, des autres, qu’ils ne puissent jamais se séparer, se Distribuer chacun une province, de manière que l’un ordonnerait dans telle partie, supposons du Nord, ce qu’un autre contrarierait dans la partie du Sud, enfin que s’il s’élevait un ambitieux, il soit à l’instant contenu par la présence des autres et que chacun ne puisse pas se faire un nabab dans sa province ; que l’unité soit maintenu (sic) rigoureusement dans un gouvernement central, qu’ils aient toujours deux d’entre eux, ou des agents envoyés par eux qui seront à parcourir les différentes provinces, et qui devront Compte à la Commission réunie, mais que cette commission soit toujours composée de 4 ou 5 membres Permanents (en nombre impair de préférence afin de mettre d’accord les avis opposés) et que tous les actes pour éviter tout arbitraire, soient Signés de cinq membres de la Commission.

« Nous te prions de vouloir bien faire quelque attention à notre demande, nous te la recommandons comme une chose fort importante pour le salut d’un pays digne aujourd’hui plus que jamais de toute la sollicitude de la France puisqu’il n’y a plus d’esclaves, et qu’elle y a créé 5 à 600 mille hommes libres, qui vont donner naissance à une population immense, qui par l’effet seul de la liberté, va bientôt s’accroître dans une Étonnante Proportion.

« Si ce pays si fertile, plus productif par son agriculture que toutes les mines du Pérou, donnait lieu à six cent millions de Circulation annuelle, et produisait 200 millions de revenus par an, sous le régime de l’Esclavage, ou l’homme n’ayant aucun intérêt travaillait le moins qu’il pouvait28 ; (sic) que ne produira-t-il pas quand les cultivateurs auront un salaire, et travailleront pour leurs enfants qui ne seront plus consacrés aux malheurs ?

« Cette Cause, qui est non seulement celle de l’intérêt national, mais encore celle de l’humanité, est digne de Robespierre qui l’a commencée, qu’il finisse son ouvrage. Nous, nos frères, toute notre génération, et présente, et future, nous lui en aurons une obligation éternelle29 qu’il contribue à nous sauver, et pour nous, et pour la France que nous voulons regarder comme notre mère.

« Nous ne demandons pas de troupes, mais nous demandons des régulateurs : de bons patriotes, de bons Jacobins qui aient la Confiance des meilleurs patriotes français. Et qui étrangers à toutes les factions, qui ont régné chez nous, nous dirigent, et nous instruisent aux vertus Républicaines ; qu’ils nous conduisent au combat, contre les Anglais, et les Espagnols, contre les Ennemis de la France ; ils verront comme nous nous battrons.

« Nous prouverons que les Colonies sont indivisibles de la France

      Salut et fraternité.
Signés, Mills, Belley, Dufay.
« Nous comptons bien que tu ne te refuseras à notre demande. »

L’absence d’opportunisme politique de Robespierre en matière coloniale

9Les allégations thermidoriennes de Dufay sortent en grande partie décrédibilisées par cette missive. Dufay aurait-il signé cette lettre s’il avait eu l’impression qu’en février 1794, Robespierre « ne [les] aimait pas » ? À l’assemblée constituante avancée d’une année, Mills, Belley et Dufay percevaient en Robespierre, quelques mois après leur entrée à la Convention, l’homme-clé de l’émancipation coloniale, « l’ami du peuple de Saint-Domingue ». Ils commettaient il est vrai une erreur quant au moment précis des grands débats coloniaux (mai 1790 au lieu de mai 1791). Toutefois, ils avaient conscience de s’adresser à un homme identifiant sa personne à la Révolution. Déçus de n’avoir été entendus par le CSP le 11 avril 1794 qu’à propos de l’éviction de Simondes, ils insistèrent auprès du membre le plus connu pour sa fermeté, sa rigueur sur les principes et son courage en demandant le remplacement de Sonthonax et Polverel par des « régulateurs » et de « bons jacobins ». Et visiblement ils relevaient des réticences à la Convention. Du 16 germinal au 16 floréal an II (5 avril – 5 mai 1794) les deux présidents successifs de la Convention s’appelaient Jean-Baptiste Amar et Robert Lindet. Ils avaient eu entre l’été 1793 et le début de mars 1794 des relations suivies avec Page et Brulley ; jusqu’à leur faire part de leurs préventions personnelles à l’encontre du décret du 16 pluviôse an II. Or, au moment où Mills, Belley et Dufay écrivaient à Robespierre, Lindet assurait depuis trois jours la présidence de la Convention.

10Mais, dira-t-on, les attaques contre les Girondins, prétendus seuls vrais amis des Noirs, et la mise hors-la-loi par la Convention montagnarde de Sonthonax et de Polverel, accusés de Brissotisme en juillet 1793, n’auraient-t-elles pu retourner, après 1791, Robespierre et d’autres ? En ce sens, Bernard Gainot puis par Jean-Clément Martin ont écrit que Robespierre, prisonnier après 1791 d’une vision binaire de la vie politique française, s’est tu sur la loi du 4 avril 1792 qui établissait l’égalité des Blancs et des hommes de couleur libres dans les colonies, comme sur le combat colonial inlassable des Girondins à l’assemblée législative30. Ces deux allégations sont à reconsidérer car Robespierre salua en mai 1792 la lutte coloniale des Brissotins. Il écrivit ainsi :

 « Je leur rends grâce, au nom de l’Humanité, d’avoir défendu les droits des hommes libres de couleur de nos colonies. Loin d’imiter l’injustice de ceux qui leur ont cherché des torts jusque dans cette action louable en elle-même, je me croirais coupable d’ingratitude si je refusais cet hommage à ceux qui ont fait triompher une cause que j’avais plusieurs fois plaidée dans la même tribune. Peu m’importent les motifs, quand les faits sont utiles au bien général. Sans examiner s’il est vrai que les uns défendent même la cause de l’Humanité comme des hommes d’affaire, et les autres comme des défenseurs officieux, je me borne à rechercher si les malheurs de l’Europe vous ont aussi vivement occupés que les infortunes américaines et si le peuple français a trouvé en vous le même zèle que celui de Saint-Domingue31. »

11Robespierre s’exprimait comme s’il était, au premier chef, concerné. Ce fut sa seule sentence dans laquelle il nomma le peuple « de Saint-Domingue » : en mai et septembre 1791, il utilisait les termes « colonies », « îles » ou « Amérique ». Il faut préciser que Guadet et Sonthonax l’avaient attaqué le 26 mars 1792 au club des Jacobins en l’accusant de bigotisme, sans que cela ne l’empêche de leur donner raison. Entre la députation de Saint-Domingue, Robespierre, il y a Jullien de Paris et sa mère Rosalie Jullien-Ducrollay. Dans ses correspondances avec son mari (le conventionnel Marc-Antoine Jullien de la Drôme) et son fils, récemment republiées, Rosalie Jullien ne tarit pas d’éloges sur les écrits de Robespierre32. Malgré son hostilité au bellicisme girondin, la mère de Jullien de Paris était encore favorable à l’union avec les Brissotins avec lesquels elle rompra en octobre 1792. Elle n’en sera que plus explicite sur la question coloniale. À partir de février 1793, elle invitait régulièrement à dîner Barère (comme ami d’enfance) et Robespierre33. Elle se félicita le 16 avril 1793 de la condamnation à mort par le Tribunal révolutionnaire de Paris, du gouverneur, Philippe Blanchelande, expulsé quelques mois plus tôt par Sonthonax. Rosalie écrivit : « Il a fait couler à flots le sang des Noirs et des patriotes34. » Au même moment, en qualifiant les navires négriers de « longues bières35 » en préambule de sa déclaration des droits du 24 avril 1793, Robespierre assuma de nouveau une convergence de vues avec Brissot, Condorcet et feu Mirabeau36. L’existence d’un brouillon de la déclaration des droits, publié autrefois par Alphonse Aulard en 1906 puis par Albert Mathiez en 1912 témoignait ainsi chez lui d’une réflexion personnelle et non d’une simple tactique :

 « Propriété – ses droits –. Marchand de chair humaine, navire où il encaisse les nègres, voilà mes propriétés37. » 

12Ces questions coloniales devaient souvent être abordées dans ses conversations avec Rosalie. Le 20 juin 1793, après la chute de la Gironde, relatant un repas avec ses deux amis montagnards, Rosalie fit état d’une « douce fraternité qui doit réunir tous les vrais républicains », parmi lesquels « Manlius, le joli nègre 38 ». Peu avant, les 10, 11 et 12 juin, la Commune de Paris, la force la plus hostile aux Brissotins, engageait sous l’égide de Chaumette et de Jacques Varlet des manifestations pour faire abolir l’esclavage. Certes, la Constitution de l’an I ne fait jamais allusion explicitement à l’esclavage négrier ou à la question coloniale ; pas même dans son article 18 interdisant le trafic de corps humains. Cependant dans l’hommage festif du 10 août 1793 (donc quelques semaines après le décret de mise en accusation de Sonthonax et de Polverel) à l’acte constitutionnel, l’égalité et la fraternité des hommes quelle que soit la couleur de peau y trouvèrent toute leur place :

« Là les différences qui semblent imprimées par la nature même, étaient effacées par la Raison ; et l’africain dont la face est noircie par les feux du soleil, donnait la main à l’homme blanc comme à son frère : là tous étaient égaux comme hommes, comme citoyens, comme membres de la souveraineté : tout s’est confondu en présence du peuple, source unique de tous les pouvoirs, qui, en émanant de lui, lui restent toujours soumis39. »

Le souvenir persistant du Robespierre des principes de mai 1791

13En s’adressant à Robespierre Belley, Dufay et Mills avaient à l’esprit son combat des 12, 13 et 15 mai 1791. C’est bien ce que montre cette phrase :

« Tu as toujours servi la Liberté et l’Egalité, cette cause étant celle des Citoyens de Couleur, tu l’as défendue avec courage dans la Discussion du Décret du 15 mai 1790. »

14Pendant trois jours il affronta le débat aux côtés de nombreux alliés. Mais le 13 mai, il protesta, seul, contre la constitutionnalisation du statut des esclaves (appelée par litote « non libres »), demandée et obtenue par Barère en échange de la continuation des débats sur le statut des hommes de couleur libre. Moreau de Saint-Méry tenta un peu plus tard, au cours de la séance, d’exploiter la concession en y ajoutant une demande de substitution des mots « esclaves » et « esclavage » aux termes de « non-libres » et « non-liberté ». Ils se heurtèrent l’un et l’autre au fameux « Périssent les colonies » de Robespierre40. On doit aussi ajouter la soirée du 13 mai 1791 au club des Jacobins, rapportée par le Mercure Universel. Robespierre y réitéra verbalement sa fermeté :

« Est-ce donc un sénat aristocratique de colons que nous avons à consulter ? Est-ce un cabinet ministériel ami de l’esclavage ? Non, c'est l’intérêt suprême de la nation, celui des représentants d'un peuple dont la toute-puissance n'est que l’opinion et les principes41. » Robespierre y qualifia plus loin les hommes de couleur de « frères, dans une autre partie du monde (…) à qui l’Etre Suprême a mis sur leur front une autre couleur de peau 42 ». 

15Puis, le 15 mai, à l’assemblée constituante, Robespierre se prononça à nouveau contre la constitutionnalisation de « la non-liberté », puis contre un second compromis : l’amendement Rewbell limitant la citoyenneté aux hommes de couleur libres nés de père et mère libres. Il opposa sans succès un sous-amendement qui, en fait, annulait toutes ces dispositions du compromis. Robespierre s’expliqua ainsi :

« Je sens que je suis ici pour défendre les droits des hommes de couleur en Amérique, dans toute leur étendue ; qu'il ne m'est pas permis, que je ne puis pas sans m'exposer à un remords cruel, sacrifier une partie de ces hommes-là à une portion de ces mêmes hommes. Or je reconnais les mêmes droits à tous les hommes libres de quelque père qu'ils soient nés, et je conclus qu'il faut admettre le principe dans son entier. Je crois que chaque membre de cette assemblée s'aperçoit qu'il en a déjà trop fait en consacrant constitutionnellement l'esclavage sur les colonies43. »

16Or sur la base de ce décret, Belley, noir affranchi de longue date, n’accédait pas à la citoyenneté civique. Il l’obtint grâce à la loi du 4 avril 1792 annulant aussi bien la révocation du décret du 24 septembre 1791, promulgué par les amis de Barnave, que celui du 15, amendé (et à ce titre discriminatoire) par presque tout le côté gauche antiségrégationniste. En s’adressant personnellement à Robespierre, Mills, Belley et Dufay se livraient à un acte de défiance à l’égard de Barère qui n’était pas jacobin et était plutôt porté au compromis sur les principes. Comme l’écrivit Yves Benot en 1993, Barère ne tint pas sa promesse d’illustrer l’envoi du décret abolitionniste en avril 1794 par la présentation d’un rapport, dont il avait pourtant été chargé deux mois plus tôt44. Le député de Tarbes craignait de heurter à la Convention nombre de partisans d’Amar et de Lindet. Car l’idée, invoquée par Danton, de libérer les esclaves dans le but d’écraser l’Anglais, « n’avait pas fait changer d’avis beaucoup de gens ». Cela transparaît dans la lettre : il était toujours nécessaire de convaincre des députés que l’abolition ne ferait perdre ni les colonies « indivisibles de la France », ni le sucre et le café. Par ailleurs, sa grande popularité de patriote courageux vient du fait que Robespierre était réintervenu en septembre 1791 pour tenter d’empêcher l’assemblée constituante de révoquer le décret du 15 mai – de manière assez impressionnante. Une première fois le 5 septembre, des patriotes durent l’évacuer du fait des menaces d’arrestation et d’agressions que son discours avait suscitées. Et pourtant une deuxième fois, le 24 du même mois, il récidiva dans quatre longues interventions. Pendant tout ce mois de septembre, Barère, lui, garda le silence.

17Par rapport à l’amendement Rewbell, l’histoire se répète également. L’ancien constituant, Jean-François Rewbell, réélu député de Colmar à la Convention en septembre 1792, réintervint le 17 pluviôse an II (5 février 1794) dans le sens de la modération dans l’intitulé du décret. Certains autour de Dufay, Grégoire, Delacroix et Levasseur souhaitaient une rédaction explicite ; d’autres, avec Charlier et Thuriot, voulaient vider le texte de son côté novateur. Rewbell tenta la conciliation45.

18Nous ignorons si Robespierre a répondu aux trois expéditeurs du courrier. Sans doute en a-t-il discuté avec ses collègues. Mais pouvait-il tous les convaincre d’envoyer à Saint-Domingue de « bons Jacobins » ? Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, Couthon, étaient jacobins et pouvaient accepter d’accéder immédiatement à la requête. En revanche, Robespierre pouvait plus difficilement convaincre les non-Jacobins : Barère, Lindet, Carnot, Prieur de la Côte d’Or.

La lettre, double symbole d’un culte de Robespierre et d’un doute sur sa fermeté

19Si la campagne de Dufay en l’an III est, aux yeux de l’Histoire, fortement fragilisée par cette lettre qu’Edme Courtois s’est évidemment bien gardé d’éditer, un détail de ce texte témoigne d’un culte de la personnalité à l’envers, c’est-à-dire d’une légende dorée née au printemps 1794 que les thermidoriens transformeront en légende noire dès l’été suivant. Ainsi Dufay, Mills et Belley écrivirent-ils : « cette cause étant celle des Citoyens de Couleur, tu l’as défendue avec courage dans la Discussion du Décret du 15 mai 1790 [1791] (…) Cette Cause, qui est non seulement celle de l’intérêt national, mais encore celle de l’humanité, est digne de Robespierre qui l’a commencée, qu’il finisse son ouvrage. »

20Les trois auteurs avancent ainsi d’une année le débat pendant lequel il s’est comporté en « ami du peuple de Saint-Domingue », datant le décret de l’année 1790 plutôt que 1791. Dans la mesure où cette information renvoie à un dossier ancien et précis qu’ils connaissaient bien, il est difficile d’y percevoir une erreur ; on y voit plutôt un choix de propagande. La formule « Robespierre qui l’a commencée » laisse à croire que le combat de Robespierre s’engagea – à la date de la déclaration des droits de l’homme clamée le 26 août 1789 – dès la première année de la Révolution 1789-1790.

21Or ce fut dans le courant de la deuxième année que s’engagea la discussion coloniale de mai. À plusieurs reprises, la question des droits des Noirs fut posée à l’assemblée constituante, sans que Robespierre (à la différence de Pétion, de l’abbé Grégoire, de Mirabeau, de Lanjuinais) n’intervint. Presque tous ces gens ont fait l’objet d’une accusation ou d’un décret de mise en accusation (Mirabeau post-mortem). À la différence des propos tenus par Dufay après Thermidor, cette lettre ne fut jamais publiée. En mai 1791 l’antiesclavagisme restait communément assez général, à l’exception du plan très détaillé du député du Vermandois, Vieffville des Essarts, présenté le 11 mai 1791 ; il s’agissait du seul constituant qui ait abordé « de front » la question de l’esclavage46. Il est vrai que Belley, esclave affranchi en 1781, ne pouvait se sentir vraiment concerné par ce plan. C’était un libre de couleur émancipé par la loi égalitaire du 4 avril 1792 et non un esclave rendu à la liberté par le décret abolitionniste du 29 août 1793.

22On doit quand même prendre en compte leur post-scriptum, qui témoigne que Dufay n’avait pas en 1795 totalement tort : « Nous comptons bien que tu ne te refuseras à notre demande. » Faut-il y percevoir l’expression d’un doute consécutif à la prise de connaissance de sa phrase du 17 novembre 1793 ? Dufay, Mills et Belley considéraient-ils qu’il s’était alors exprimé sous l’influence de ses collègues ? Dès le 26 septembre 1794 (5 vendémiaire an III), quelques semaines avant la lettre de Pierre-Joseph Leborgne à Janvier Littée, soit deux mois après Thermidor, que la phrase lui fut pour la première fois reprochée :

« Robespierre qui soutenait les colons et les intérêts de cette nation (l’Angleterre) vous disait dans un rapport le 27 brumaire, qu’on voulait en un instant affranchir et armer tous les nègres pour détruire les colonies, et c’est le même fourbe qui disait le 14 mai 1791 : périssent les colonies ; (sic) plutôt que de sacrifier un principe47. »

23Si la pétition n’a été signée par aucun des trois députés de Saint-Domingue, elle le fut par des Blancs créoles et des gens de couleur antiesclavagistes. En plus de Leborgne, on relève les noms de Léonard Leblois, Lucidor Corbin, Jeanne Odo, Milscent fils. Leur aurait-il fallu attendre la mort de Robespierre pour découvrir sa phrase ? Eux aussi, on le voit, avaient souvenir du débat de mai 1791 et de son fameux « périssent les colonies » du 13 mai. Mais on ne parle pas de l’amendement Rewbell du 15 mai, sûrement pour ne pas dire que Robespierre était ce jour-là le seul à défendre les principes. Ce que tous ces signataires savaient, Dufay, Mills et Belley pouvaient-ils l’ignorer ? Mais du moins avaient-ils conscience de l’influence de certains collègues, tels que Barère, Lindet ou Amar, très liés à l’automne 1793 à Page et Brulley, ou encore d’un Rewbell, très porté au compromis.

Conclusion

24Dans sa postface à sa deuxième édition de La Révolution française et la fin des colonies, Yves Benot répond à certaines critiques qui furent formulées à la première édition de son livre48. L’une d’entre elles était relative à Robespierre et au décret du 16 pluviôse an II, auquel il aurait été plutôt hostile selon l’auteur. Y. Benot ne voyait pas que des preuves nouvelles avaient été apportées à l’encontre de ce qu’il affirmait en 1987. Il ne suffisait pas selon lui d’analyser le Robespierre de mai 1791 pour le récuser. Quoi qu’il en soit, ce document nouveau sous-entend d’une part que Robespierre était antiesclavagiste par attachement au droit naturel, et non, à la différence des Girondins, par tactique militaire ou obsession anti-anglaise, et d’autre part qu’il était présent le 4 février 1794, tout comme il l’avait été le 13 mai 1791 lorsqu’il lança son « périssent les colonies ». La mémoire de la liberté et de l’égalité dans les colonies en 1794 s’incarne en Robespierre, et en son hostilité solitaire ou quasi-solitaire à la constitutionnalisation de l’esclavage du 13 mai 1791 et à l’amendement Rewbell du 15. Sa phrase implique tout à la fois l’égalité des Blancs, des « jaunes » libres et des « Noirs » affranchis. Barère, qui avait demandé la constitutionnalisation de l’esclavage dans le but d’obtenir l’égalité des « hommes de couleur libre », fait silencieusement machine arrière le surlendemain en acceptant qu’une partie de ces gens de couleur restent dépouillés de leurs droits civiques. Quant à la question du caractère spécifiquement montagnard de l’abolitionnisme robespierriste, on rappellera, outre le Défenseur de la Constitution, Fauchet, futur conventionnel brissotin, avait interprété élogieusement en mai 1791 dans la Bouche-de-Fer l’abbé les interventions universalistes de Robespierre49. On doit noter qu’aucun des trois députés de Saint-Domingue n’était, en mai 1791, esclave : Belley était seulement discriminé en sa qualité d’affranchi par le décret du 15 mai 1791. D’où sans doute chez Belley ce refus de condamner Robespierre, à quelque moment de la vie politique que ce soit. Il n’était en revanche pas difficile pour Dufay, blanc, de retourner sa veste. Il faut dire aussi qu’il sera exclu en 1804 d’Haïti par Dessalines. Cette démarche ne doit pas nécessairement à la haine du Blanc par les Noirs de Saint-Domingue, mais peut-être au fait qu’entre temps il appela, en termes à peine voilés, en l’an VII ou l’an VIII, au rétablissement de l’esclavage50. Affaire à suivre.

Notes

1 L’amitié de Robespierre avec Rosalie Jullien-Ducrollay mère de Jullien de Paris, joua dans cette confiance. Rosalie, en l’invitant à dîner, en 1793 justifia le châtiment suprême pour le sanglant gouverneur esclavagiste de Saint-Domingue, Blanchelande, prononcé par le Tribunal révolutionnaire et exécuté le 15 avril de cette année, et une fraternité transcendant la couleur de peau. Voir les références à Rosalie Jullien en notes 30, 31, 32 et 36.

2 Marcel Dorigny, « Le tableau d’Anne-Louis Girodet : Guillaume Thomas Raynal et Jean-Baptiste Belley. La réhabilitation du philosophe ? », Outre-Mers. Revue d’histoire, n° 386-387, 2015, p. 103-112.

3 Guillaume Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des Deux Indes, éd. par Yves Benot, Paris, La Découverte, 1981. « Contre la traite des Noirs », livre XI, chapitres XXII, XXIII, XXIV pour les éditions de 1774 et 1780.

4 Proclamation le 29 août 1793 de l’abolition dans la partie nord de Saint-Domingue par un des deux commissaires Sonthonax. Avec Etienne Polverel présent dans le sud de Saint-Domingue ; l’un et l’autre envoyés l’année précédente par l’assemblée législative pour faire appliquer la loi du 4 avril 1792 relative à l’égalité des Blanc et des hommes de couleur libres.

5 Florence Gauthier, « Le rôle de la députation de Saint-Domingue dans l’abolition de l’esclavage dans Les abolitions de l’esclavage de L.F. Sonthonax à V. Schœlcher, 1793-1794-1848, Presses universitaires de Vincennes, 1995, p. 199-211.

6 L’abolition est décidée à la demande de René Levasseur, Jean-François Delacroix, Cambon, l’abbé Grégoire et Danton

7 Jean-Daniel Piquet, « Le discours abolitionniste de Danton, 16 pluviôse an II », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, t. 90, n° 3, 2010, p. 353-377.

8 Survenue les 27-28 juillet 1793 (10 thermidor an II).

9 Albert Soboul, Histoire de la révolution française, Paris, Gallimard, 2 vol. 1962-1964, t. 2, chap. « De la Montagne à Brumaire », p.98-107 et 140-178). L’auteur n’évoque cependant pas l’abolition de l’esclavage.

10 Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, coll. Pratiques théoriques, 1992, p. 260. Jean-Baptiste Belley, Le bout d’oreille des colons ou le système de l’hôtel de Massiac, mis à jour par Gouly, Bibl. nationale de France.

11 Yves Benot, La révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1987, p. 182.

12 Florence Gauthier, Triomphe et mort…, op cit., p. 267-269 ; Id, « La révolution française et le problème colonial, le “cas Robespierre” », AHRF, n° 288, 1992, p. 190.

13 Florence Gauthier, Triomphe et mort…, op cit., p. 260.

14 Sur Dufay et ses ambiguïtés, voir Jean-Charles Benzaken, « Louis-Pierre Dufay, député abolitionniste et homme d’affaires avisé. Esquisse biographique », AHRF, no 368,‎ 2012 p. 61-85.

15 Une lettre qu’il écrivit à Sonthonax et Polverel le 4 décembre 1793 prouve le contraire. Ibid., p. 68-69.

16 Œuvres de Maximilien Robespierre, t. X, p. 173-174 ; Aimé Césaire, Toussaint-Louverture, La Révolution française et le problème colonial, Paris, Présence africaine, 1981 (1961), p. 185-186 ; Yves Benot, op. cit., p. 81.

17 Jean-Daniel Piquet, « Robespierre et la liberté des noirs en l’an II d’après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois », Annales historiques de la Révolution française, no 323,‎ 2001, p. 69-91. Du nom de son président, le député de l’Aube, Edme Courtois, cette Commission fut créée après la mort de Robespierre pour inventorier les papiers du disparu et en publier certains sous le titre : Rapport fait au nom de la Commission chargée de l’examen des papiers trouvés chez Robespierre et ses complices, Paris, 1795. Voir pour l’historique de cet inventaire : Gérard Walter, Maximilien de Robespierre, Paris, Gallimard, 1989 ; troisième partie « le vaincu du 9 thermidor », p. 383-663, ici p. 621-624 et notes 12-16, p. 751-752.

18 Pierre Joseph-Leborgne, Enfin la vérité sur les colonies, en réponse à Janvier Littée, homme de couleur, député à la Convention, A Paris le 24 vendémiaire an III (le 15 octobre 1794) de la République française une et indivisible, bibl. historique de la Ville de Paris, 604-352. Sur Janvier Littée voir Abel A. Louis, Janvier Littée, Martiniquais premier député de couleur, membre d’une assemblée parlementaire française (1752-1820), Paris, L’Harmattan, 2013.

19 Florence Gauthier, « Inédits de Belley, Mills et Dufay, de Roume et du Comité de salut public concernant le démantèlement du réseau du lobby esclavagiste en France : février - mars 1794 », AHRF, n° 302, 1995.

20 Yves Benot, « Les droits de l’homme et les noirs. Le rapport Saint-Just sur les colonies », dans Grandes figures de la Révolution française en Picardie, actes du colloque de Blérancourt 17-18 juin 1989, Chauny, 1990, p. 73-83.

21 Robert-Louis Stein, Léger Félicité Sonthonax ; The Lost Sentinel of The Republic, London and Toronto, Fairleigh Dickinson University Press, Associated University Press, 1985, p. 111-112 ; Pierre Serna, « Que s’est-il dit à la Convention les 15, 16 et 17 pluviôse an II ? Ou lorsque la naissance de la citoyenneté universelle provoque l’invention du « crime de lèse-humanité », La Révolution française (en ligne), 7, 2014.

22 Si tel était le cas, il faudrait alors admettre soit que Barère, Collot, Carnot se seraient contredits du jour au lendemain, esclavagistes le 11 avril, abolitionnistes le 12, soit que Billaud-Varenne aurait renié le décret de mise en accusation de Sonthonax et de Polverel qu’il fit voter le 16 juillet 1793. Jean-Daniel Piquet, « L'arrestation de Sonthonax et Polverel : Robespierre réceptionne une lettre des trois députés de Saint-Domingue contre un créole suspect, avril 1794 », AHRF, n° 306, 1996, p. 713-717 et erratum n° 309, 1997, pour le texte complet et corrigé de Dufay, Mills et Belley.

23 Œuvres de de Maximilien Robespierre, t. III, p. 277.

24 Jean-Daniel Piquet, « Robespierre et la liberté des noirs », art. cité ; Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan etc., précédés du rapport fait au nom de la Commission chargée de l’examen des papiers de Robespierre, Paris, 3 vols, 1824 et 1828.

25 Le deuxième document que Courtois avait retranché était la lettre en provenance d’un jacobin anglais, Patterson, à Robespierre, datée du 4 pluviôse an II-23 janvier 1794, qui condamnait la traite des Noirs.

26 Bibl. municipale de Nantes, Fonds Dugast-Matifeux, DM 1/44 27 cote Mic. B 48. Je remercie Madame Caroline Flahaut et son équipe de l’avoir cherchée avec patience.pierre, il y a Jullien de Paris damnait la traite des Noirs.

27 Nous avons presque toujours respecté l’orthographe et la ponctuation, imposant des majuscules aux noms propres (France) ou aux débuts de phrase, mais les maintenant aux noms communs que les auteurs ont jugés nécessaire d’assimiler à des noms propres.

28 Mot barré : voulait.

29 Mot barré : particulière.

30 Bernard Gainot, « Robespierre et la question coloniale » dans Michel Biard et Philippe Bourdin (dir.), Robespierre, portraits croisés, Paris, Armand Colin, 2012, p. 89 et 94 ; Jean-Clément Martin, Robespierre : la fabrication d’un monstre, Paris, Perrin, 2016, p. 115-116, 142 et 161.

31 Œuvres de Maximilien Robespierre, t. IV, dans Le Défenseur de la Constitution, n°3 (31 mai 1792), p. 84 ; Jean-Daniel Piquet, op. cit., p. 155.

32 « Les affaires d’état sont mes affaires de cœur ». Lettres de Rosalie Jullien, une femme dans la Révolution 1775-1810, présentées par Annie Duprat, Paris, Belin, 2016, lettres des 24 décembre 1792 et 9 avril 1794, p. 220 et 290.

33 Ibid., p. 233, 246-247, 251. Lettres des 19 mai, 20 et 25 juin 1793.

34 Ibid., p. 225.

35 Œuvres de Maximilien Robespierre, t. IX, p. 460 ; Mirabeau, Les bières flottantes des négriers, un discours non prononcé sur l’abolition de la traite des Noirs, texte présenté et annoté par Marcel Dorigny, Presses universitaires de Saint-Etienne, Saint-Etienne, 1999.

36 Jean-Daniel Piquet, « Mise au point sur Robespierre et les bières flottantes », L’Incorruptible. Bulletin des Amis de Robespierre, n° 78, 2011, p. 5-6.

37 Œuvres de Maximilien Robespierre t. XI, Compléments (1784-1794), présentées et annotées par Florence Gauthier (dir), Paris, Société des études robespierristes, 2007, p. 395.

38 Les affaires d’état…, op. cit., lettre du 20 juin 1793, p. 246-247.

39 Fête consacrée à l’inauguration de la Constitution de la République française, le 10 août 1793. Des monuments, de la Marche et des Discours de la Fête consacrée à l’inauguration de la Constitution de la République française, le 10 août 1793. Procès-verbal de la Convention Nationale, du 13 septembre 1793, l’an 2°de la République Française, une et indivisible. Hérault de Séchelles, président.

40 Sur Barère, Moreau de Saint-Méry, Robespierre et les débats autour de la constitutionnalisation de l’esclavage à l’assemblée constituante le 13 mai 1791, voir Archives Parlementaires, t. 26, p. 46-47, 60-61.

41 Pour l’intervention de Robespierre au club des Jacobins, voir Œuvres de Maximilien Robespierre, t. VII, p. 366.

42 Ibid.

43 Ibid., p. 373-374. Sur l’ensemble des débats coloniaux à l’assemblée constituante, qui se déroulèrent du 11 au 15 mai 1791 voir Archives Parlementaires Première série, t. 25 et 26. Pour Robespierre contre l’amendement Rewbell, t. 26, p.  94-95.

44 Yves Benot, « Comment la Convention a-t-elle voté l’abolition de l’esclavage en l’an II », AHRF, n° 293-294, 1993, Révolutions aux colonies, p. 13-25, ici p. 23-24.

45 Ibid., p. 20-21.

46 Aimé Césaire, op. cit., p. 172-181 ; François Furet, Denis Richet, La Révolution française, Paris, Fayard, 1973, p. 137 ; Archives Parlementaires, t. 25, p. 759-768.

47 Pétition de citoyens de couleur des colonies sur la conspiration et la coalition des Colons avec les Anglais, lue le 5 vendémiaire an III-26 septembre 1794, 12 p., Bib. Nationale de France, p. 6.

48 Yves Benot, La révolution française et la fin des colonies, (1789-1794), postface inédite, Paris La Découverte, 2004.

49 L’abbé Fauchet sera guillotiné avec Brissot, Vergniaud et une vingtaine d’autres députés girondins le 10 brumaire an II - 31 octobre 1793. Jean-Daniel Piquet, « Nouvelles pièces sur Robespierre et les colonies en 1791 », AHRF, n° 371, 2013, p.187-194, ici p.191.

50 La vérité sur les colonies, réflexions sur l’état actuel de Saint-Domingue, s. d., AN AF IV 1212. D’après Jean-Charles Benzaken, art. cité p. 73-74, il s’agit d’un texte ancien actualisé en l’an VII. Cependant, d’après Pierre Brenda et Thierry Lentz (Napoléon, l’esclavage et les colonies, Paris, Fayard, 2006, p. 108-109) cette brochure rejoint une multitude d’autres publications contemporaines au coup d’état de Brumaire an VIII, qui influencèrent Bonaparte dans sa décision de rétablir l’esclavage.

Pour citer ce document

Par Jean-Daniel Piquet, «Jean-Baptiste Belley et Louis Dufay : souvenir et oubli en l’an III d’une lettre à Maximilien Robespierre, « L’ami du seul peuple de Saint-Domingue… c’est-à-dire les jaunes et les noirs »», Tierce : Carnets de recherches interdisciplinaires en Histoire, Histoire de l'Art et Musicologie [En ligne], Numéros parus, 2021-5, Sources, mis à jour le : 03/03/2025, URL : https://tierce.edel.univ-poitiers.fr:443/tierce/index.php?id=606.

Quelques mots à propos de :  Jean-Daniel Piquet

Docteur en Histoire moderne (APECE).

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