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Grand colosse endormi
Sur un dessin de Goya
Par Paul Bernard-Nouraud
Publication en ligne le 15 avril 2021
Table des matières
Article au format PDF
Grand colosse endormi (version PDF) (application/pdf – 1,5M)
Texte intégral
Si nous vivons, c’est pour marcher sur la tête des rois.
Shakespeare, Henry iv
Francisco Goya, Grand Colosse endormi, ca. 1824-1828, crayon lithographique sur papier, 19,2×15,4 cm
musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
1C’est le dessin du visage d’un homme, d’un jeune homme endormi, qui a les yeux clos et la bouche entrouverte, la tête reposant sur le côté. On dirait que le sommeil en a absorbé à son seul profit toute l’expression tant elle est exempte de l’agitation que provoquent ordinairement les rêves, mauvais ou délicieux. Quelque chose, pourtant, agite l’image de manière superficielle, épidermique : son dessin.
2L’effervescence se lit dans les hachures de sa barbe de trois jours, dans les croisillons de ses sourcils, et surtout dans les épis qui lui font le cheveu hirsute. C’est qu’autour de cette tête et sur elle se presse une foule formée des mêmes lignes, en plus arrondies. D’innombrables têtes d’autres hommes d’une taille incroyablement réduite en comparaison, et que l’œil peine à distinguer les uns des autres sinon en de rares endroits.
3Par exemple en contrebas, à l’extrême gauche, où un petit groupe coiffé de toques noires semble l’examiner de loin. À l’aplomb de cette minuscule assemblée, une autre figurine, perchée sur l’une des trois ou quatre échelles déployées pour l’occasion, porte une épée au flanc. Vers la droite cette fois, près du menton, on aperçoit un âne ou un cheval probablement ramené là afin de transporter du matériel d’exploration.
4La plupart des autres bonshommes composent une masse plus indistincte, dont se détachent seulement ceux qui se tiennent près des orifices du géant : les deux qui commencent à se glisser dans sa bouche, un autre pris à fouailler l’une de ses narines imitant ainsi son comparse déjà à demi entré dans l’oreille, un quatrième entreprenant de lui soulever la paupière.
5Deux traits avortés suggèrent qu’une partie des explorateurs a disparu dans les poils de la barbe, tandis que la majorité d’entre eux se mêle à sa chevelure jusqu’à s’y confondre. On en devine quelques-uns assis, postés là afin de voir plus loin, certains même allongés, comme s’ils allaient s’y assoupir à leur tour.
6Et puis deux figures se détachent : la première semble lever les bras en l’air, comme pour signaler sa présence ou la joie d’avoir réussi son ascension ; la seconde triomphe tout à fait, bras et jambes écartés, ce qui la fait percevoir plus grande que ses camarades. Parvenue au sommet du crâne du géant tombé, elle agite un drapeau.
7À l’opposé, sous la ligne un peu épaisse marquant la limite inférieure de la scène, sa base, le dessinateur a porté la légende suivante : Gran Coloso durmido, « Grand Colosse endormi » en espagnol. L’indication sur l’état passif de la figure principale contrevient d’emblée à toute interprétation trop violente qui croirait reconnaître en elle un mort, par exemple un décapité. Fournir simultanément son identité générique de colosse l’inscrit cependant dans un univers d’où la violence, précisément, pour y être moins croyable, n’en est pas moins inquiétante.
8Elle l’est d’autant plus, à la vérité, que, dans l’ordre créatif de Francisco Goya, comme l’écrivait Charles Baudelaire, « la ligne de suture, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir1 ». « Ligne de suture » qui décrit littéralement ce dessin où les figurines paraissent cousues comme des points sous la peau du colosse jusqu’à le faire pénétrer dans cette catégorie nouvelle de la modernité graphique que le poète nomme « le monstrueux vraisemblable2 ». À ceci près qu’en l’occurrence, la monstruosité du Grand Colosse endormi ne concerne véritablement que son échelle, pas son visage, ni les formes des figures qui concourent à former sa tête, de sorte qu’il est un monstre à part.
Questions techniques & stylistiques
9Lorsqu’il fait paraître en 1857 ses remarques sur « Quelques caricaturistes étrangers », Baudelaire dispose des deux séries (la première et la dernière de son œuvre) dans lesquelles Goya s’est confronté à des techniques de gravure nouvelles pour l’époque : l’aquatinte, d’une part, mise au point en France à la fin des années 1760, à laquelle il se mesure dans les Caprices en 1799, et la lithographie, d’autre part, inventée cette fois à la fin des années 1790 en Allemagne, qu’il expérimente dans les quatre planches tirées vers 1824-1825 sur le thème de la tauromachie, et passées à la postérité sous le titre : Les taureaux de Bordeaux. S’il réside dans cette ville jusqu’à sa mort en 1828, Goya avait d’abord quitté l’Espagne pour Paris au printemps 1824, sans doute autant pour fuir le rétablissement de l’absolutisme en Espagne par Ferdinand vii qu’afin de perfectionner sa connaissance de la lithographie auprès de Carle et Horace Vernet3.
10Le dessin du Grand Colosse endormi s’inscrit dans ce contexte, à la fois politique et technique, des dernières années du peintre en exil. Il appartient à l’Album dit G, ou Bordeaux i, dont on connaît aujourd’hui cinquante-cinq dessins sur les soixante estimés. Le dernier recueil, désigné sous le nom d’Album H (ou Bordeaux ii) compte quant à lui soixante dessins (sur soixante-trois estimés), dont trois ont servi de modèles à des estampes éditées vers 1826-1828 sous la désignation Derniers Caprices. Bien que les dessins de Bordeaux aient tous été réalisés au crayon lithographique, aucun dessin de l’Album G n’a en revanche été gravé.
11Dans ses précédents volumes, Goya avait employé le lavis, que l’aquatinte permet de rendre, et l’on pourrait déduire de ce changement technique une rupture stylistique, ne serait-ce que du fait de leur linéarité accrue. Pourtant, selon Pierre Gassier, le graveur continue de dessiner dans les deux Albums de Bordeaux « à la manière de ses lavis », traitant son sujet « en deux ou trois temps, utilisant d’abord la pierre noire qui lui donne une première esquisse d’un gris moelleux, où apparaissent les vergeures du papier, puis avec un crayon gras taillé assez fin il accentue certaines lignes de force, cerne les volumes essentiels et enfin, toujours avec le même crayon, viennent ces zigzags ou petits accents en dents de scie – qu’on a sans doute pris pour des traits tremblés4 » ; Goya a alors près de 80 ans. De cette élaboration par étapes surgissent ce que Werner Hofmann a appelé pour sa part des « surfigures », c’est-à-dire « des entrelacs et des emboîtements de plusieurs corps qui sont tellement enchevêtrées que des “liens indissolubles” les rattachent les uns aux autres5. »
12Les descriptions de Gassier et de Hofmann restituent à elles deux et le processus créatif et son résultat tels qu’on peut les voir à l’œuvre dans Grand Colosse endormi, pour lequel on serait tenté de parler aussi de « sous-figures ». L’examen technique des dessins de l’Album G a cependant mis en évidence que Goya n’utilisait ni la craie grasse, comme le suggère Hofmann6, ni plusieurs médias, comme l’écrit Gassier, mais exclusivement le crayon lithographique dont les modulations soulignent assez la maîtrise qu’en avait alors l’artiste. Ce correctif a été apporté au milieu des années 1990 par les équipes scientifiques du musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg7, laquelle institution révéla par la même occasion qu’elle conservait ce dessin parmi de nombreux autres tenus pour disparus ou détruits depuis 1945.
Provenance & mentions
13En 1995, conséquence tardive de la chute de l’URSS, l’État russe autorisa en effet ses musées à dévoiler la présence dans leurs réserves, depuis quarante ans, d’un nombre significatif de chefs-d’œuvre pillés lors de la chute de Berlin. Ces « trésors retrouvés8 », principalement saisis dans trois collections privées, firent alors l’objet de nouvelles analyses et de deux expositions successives, l’une consacrée aux peintures, la seconde aux dessins. Au plan des arts graphiques, la redécouverte la plus retentissante fut sans conteste celle des dessins de Goya de l’ancienne collection Gerstenberg-Scharf, qui compte trente-cinq originaux, dont trente-deux proviennent des Albums de Bordeaux, parmi lesquels, donc, Grand Colosse endormi.
14Ce dernier se trouvait probablement parmi les œuvres dont Margarethe Scharf avait hérité de son père, Otto Gerstenberg, et qu’elle avait confié à la Nationalgalerie de Berlin. Selon toute vraisemblance, les dessins de Bordeaux étaient en la possession du fils de l’artiste, Javier Goya, à sa mort en 1828. Un certain nombre (trente-sept d’entre eux pour être précis) passèrent à une date inconnue dans les mains de Federico de Madrazo, peintre et amateur espagnol présent à Paris entre 1833 et 1846, qui dirigea le musée du Prado à partir de 1860. Ils passent ensuite successivement entre les mains du directeur de l’École des beaux-arts de Saragosse, Bernardino Montañes, et du peintre Aureliano de Beruete, lequel les revendit à Gerstenberg en 19109. Le collectionneur allemand y fit apposer son sceau, une Nikè dressée sur les initiales du collectionneur, référence explicite au nom de la compagnie d’assurances, Victoria, grâce à laquelle il avait fait fortune ; écho étrange autant qu’anachronique à la figurine clamant victoire sur la tête du géant vaincu.
15Ce sceau n’apparaissant pas dans les reproductions photographiques du dessin postérieures à son acquisition par Gerstenberg, on peut en déduire qu’il ne l’avait pas lui-même fait photographier. Si bien que, pendant longtemps, jusqu’en 1995, les historiens d’art n’ont disposé que d’une reproduction très ancienne en noir et blanc, souvent plus ou moins tronquée en ses parties supérieure et droite, de ce Grand Colosse endormi demeuré dans des collections particulières durant plus d’un siècle, puis soustraite aux regards pendant quatre décennies.
16À elles seules, ces circonstances particulières n’expliquent pas que ce dessin n’ait donné lieu à aucun examen interprétatif approfondi. Mais elles ont certainement contribué à en limiter la portée, alors même que l’œuvre est régulièrement mentionnée depuis le début du siècle dernier dans des publications en différentes langues.
17La première reproduction connue remonte en effet à 1903, alors que le dessin était encore dans la collection Beruete, elle est due à la monographie en allemand de Valerian von Loga10. Il figure ensuite dans deux publications en français de Paul Lafond en 190711, l’année suivante dans une biographie en anglais par Albert F. Calvert12, puis en 1909 dans un article de nouveau en allemand de Richard Förster13, sur lequel on reviendra. Sa fréquence d’apparition s’espace dans les années qui suivent puisqu’il faut attendre 1923, puis vingt années encore pour qu’il soit de nouveau reproduit, toujours dans des ouvrages de langue allemande14. Indice de son passage en URSS, on retrouve sa reproduction désormais ancienne dans un essai d’Irina Levina paru à Leningrad en 195015, date à laquelle il précède le Colosse gravé (ca. 1818, ill. 2) et le Saturne dévorant un de ses fils (ca. 1819-1823, ill. 3) dans la succession qu’instaure André Malraux à la fin de son essai se terminant par le célèbre envoi : « Ensuite, commence la peinture moderne16. »
18L’insertion du dessin dans le discours malrucien couronne en quelque sorte une connaissance attestée et régulière du dessin. Dès lors, on peut se demander ce qui explique qu’au contraire des deux autres géants de Goya il n’ait pas donné lieu à davantage de commentaires, et cela même après que sa déclassification, si l’on peut dire, ait rendu possible sa « redécouverte » depuis une trentaine d’années. Paradoxalement, cela tient peut-être en partie à un problème de méthode, qui considère que son sujet étant aisément identifiable, le contenu du dessin de l’Ermitage n’appelle pas d’analyse plus poussée. Certaines œuvres d’art ont ceci de paradoxal que leur limpidité pose parfois des difficultés plus insurmontables que si elles avaient été compliquées, de sorte que leur teneur se manifeste d’une certaine façon sous un voile d’évidence17.
La question du sujet
19Que l’observateur soit ou non averti, l’identification du Grand Colosse endormi avec sa source littéraire ne pose pas de véritable difficulté, compte tenu de la popularité dont celle-ci jouissait déjà au temps de Goya et qui la rend, encore aujourd’hui, reconnaissable au premier coup d’œil. Il s’agit d’un épisode du début des Voyages de Gulliver, que Jonathan Swift publie en 1726, au cours duquel le héros éponyme se réveille assailli par les Lilliputiens et, pris de frayeur, pousse un cri d’effroi si puissant que ceux-ci se dispersent terrorisés à leur tour par la clameur de celui qu’ils surnomment par la suite, de manière récurrente, « l’Homme-Montagne18 ». On reviendra sur les échos politiques qu’entretient chez Swift ce registre de la peur absent du dessin de Goya ; on se contente ici de remarquer que ce dernier montre une séquence de l’action qui reste implicite dans le texte dont l’énonciateur est Gulliver lui-même, qui ne peut par conséquent la décrire qu’au moment même où il y met fin.
20Du temps de Goya, plusieurs éditions des Voyages de Gulliver circulaient, y compris dans leurs traductions espagnoles, si bien qu’on peut répondre positivement à la question de savoir si le peintre avait ou non connaissance de cette source ou de cet épisode en particulier19. Celui-ci devait lui être d’autant plus familier que l’épisode lilliputien des Voyages de Gulliver trouve sa source d’inspiration dans un texte connu des peintres depuis le début du xvie siècle : les Images (Eikones) de Philostrate de Lemnos. Le « tableau » 22 du livre ii, qui s’intitule « Héraclès parmi les Pygmées », met sous les yeux du lecteur le héros dormant « mollement étendu sur le sable ; la bouche ouverte », tandis que des troupes de pygmées l’attaquent pour le mettre à mort20.
21Sous l’impulsion de l’édition aldine de 150321, le texte de Philostrate, rédigé au iiie siècle, s’était imposé comme un répertoire de sujets pour de nombreux artistes du Cinquecento22. Aiguillonnés par la volonté de revendiquer leur filiation d’avec la peinture antique définitivement disparue, ils suivirent un processus créatif complexe qui finit par brouiller les frontières entre passé et présent, fiction et réalité, où se mêlaient au surplus des choix de thèmes, comme celui de la chute des géants, symptomatiques des temps troublés qu’ils traversaient23.
22C’est dans ce contexte que l’ekphrasis de Philostrate devint un modèle pour reconstituer un tableau dont rien ne garantit qu’il n’avait pas été simplement imaginé par son auteur. Son oncle, Philostrate d’Athènes, affirmait d’ailleurs la supériorité de l’imagination sur l’imitation, « car l’imitation réalisera ce qu’elle a vu, la phantasia, même ce qu’elle n’a pas vu24 » ; où l’on reconnaît au passage les termes qui, dans l’œuvre de Goya, tracent une ligne de crête sur laquelle il s’est continument tenu.
23Parmi ses commentateurs contemporains, Förster est le premier à avoir suggéré que Philostrate ait pu être la source de « Gran Coloso dun nudo25 » (sic), qu’il légende « Géant et nains » (Riese und Zwerge), tout en admettant que Goya a pu également s’inspirer de Gulliver. Il faut dire que celui-ci offre à l’artiste une figure plus versatile que celle d’Héraclès (immense à Lilliput, il devient minuscule à Brobdingnag), et peut-être pour cette raison plus riche de possibilités plastiques ; avec la polysémie qui en découle.
24Goya, rappelle Jan Bialostocki, invente rarement ex nihilo ses « thèmes-cadres26 », mais la transformation qu’il leur fait subir leur confère souvent une teneur nouvelle, et une complexité que leur caractère d’évidence dissimule autant qu’elle en laisse augurer l’étendue. En ce sens, la question du sujet traité par l’artiste occupe, du point de vue de l’interprétation, une importance moindre que celle de son contenu, par quoi on entend la mise en forme de sujets non pas identiques mais analogues, et pour cette raison comparables, dans l’œuvre de Goya et hors d’elle.
Œuvres de même contenu chez Goya
25Afin de clarifier l’approche de cette question, on peut distinguer entre les œuvres dans lesquelles Goya prend effectivement le géant comme sujet, celles où il devient un thème, et celles où la figure acquiert une valeur symbolique ; distinction de principe dont on va voir qu’elle ne correspond cependant pas à une répartition établie par l’artiste lui-même. Il faut ajouter que, dans la plupart des cas (mais non dans tous), les figurations de ces différents « géants » s’accompagnent de celles de foules, de sorte qu’on ne peut le plus souvent les séparer les unes des autres.
26À cet égard, l’œuvre la plus semblable à Grand Colosse endormi est un lavis de sanguine daté de 1818-1819 que conserve le musée du Prado sous le titre : Personnages marchant sur un géant allongé (ill. 4). On y voit en effet une foule parcourir le corps étendu sur le flanc du géant, parmi lesquelles deux figurines y adoptent les postures qui seront celles du dessin de 1824-1828 : la première se tient debout bras écartés au niveau du genou du colosse, la seconde dans une position similaire cette fois perchée sur son épaule, laissant deviner entre ses mains un fanion ou un drapeau.
27L’absence de légende de la main de Goya et la facture fluide du lavis rendent cependant la scène moins lisible, laissant notamment planer un doute sur l’état exact du géant : est-il vulnérable parce qu’assoupi, ou bien parce qu’il a été vaincu ? Aucun doute n’est en revanche permis quant à la conformité de l’image avec les sources textuelles qu’on a évoquées. Sa position, appuyée de tout son long sur le côté contre un talus, évoque bien l’« Homme-Montagne » de Swift, de même qu’elle renvoie à celle d’Héraclès et les Pygmées, en particulier dans la version peinte par Dossi, ce qui l’apparente plus directement encore à l’« image » princeps de Philostrate que Grand Colosse endormi.
28À l’exception de ce dernier, le dessin du Prado, qui n’a pas non plus été gravé, reste pourtant sans équivalent dans l’œuvre de Goya, mais au contraire de son équivalent de l’Ermitage il n’est pas sans cousinage. Outre celles que l’on vient d’énumérer, la différence principale entre les deux dessins tient à la conformation respective des visages. Celui du Grand Colosse endormi est inexpressif et il n’est pas monstrueux, deux lacunes qui l’isolent dans la production artistique de Goya où il entre de plein droit (son autographie n’a jamais été mise en doute) tout en y occupant une place marginale au regard des créatures qui l’entourent.
29Parmi lesquelles, donc, le géant au lavis de sanguine dont le visage fendu d’un large sourire le relie immanquablement à d’autres figures goyesques, notamment à celle du Bobalicón du Disparate 4 (ca. 1815-1819, ill. 5), ce « géant hilare27 » et nigaud (bobo en espagnol), dont l’effigie dansait au son des castagnettes lors des processions du carnaval, et qui peuple l’œuvre de Goya sous des formes plus ou moins aisément reconnaissables.
30Il n’est pas impossible, en effet, que ce soit le bobalicón que mime déjà l’enfant juché tout sourire sur les épaules de son camarade dans le carton de tapisserie des Gigantins du début des années 1790 (musée du Prado, ill. 6), ou encore que ce soit sa face que l’on trouve reproduite sur l’étendard surplombant L’Enterrement de la sardine (ca. 1812-1819, Académie San Fernando, ill. 7), fête marquant traditionnellement la fin du carnaval avant le Carême. Dans ce contexte, le géant sur lequel marchent des personnages pourrait être interprété comme une vision métaphorique du carnaval, dont la teneur politique ne se manifeste pas aussi pleinement que dans Grand Colosse endormi, d’où la dimension carnavalesque est au contraire absente ; du moins n’y décèle-t-on aucun trait grotesque.
31Entre les deux dessins, Goya opère un changement dont on connaît peu d’autres exemples et qui consiste, à rebours de ce qu’on pourrait tenir pour son inclination personnelle, à « dé-carnavaliser » la scène qu’il figure28. En guise de contre-exemple, on pourrait citer son Disparate 17, intitulé Loyauté (ill. 8), organisé autour d’une figure d’indigent dont le visage évoque celui d’un bobalicón triste ou bien d’un cabezudos, l’une de ces « grosses têtes » que promènent encore aujourd’hui les carnavaliers. Figure d’une dimension néanmoins bien réelle ici, quoique sa difformité puisse la faire passer pour un monstre, et qui subit les yeux baissés les railleries de ses congénères qui s’apprêtent à l’humilier à coup de clystère. Or, dans le dessin préparatoire à cette planche (musée du Prado, ill. 9), réalisé à la sanguine, cette figure avait l’apparence d’un jeune homme, lui aussi miséreux, mais dénué des stigmates de la monstruosité. Bien que ses cheveux masquent ses yeux, le visage de ce souffre-douleur exposé comme un Ecce Homo est l’un de ceux qui, dans la physionomie goyesque, s’approche le plus de celui du Grand Colosse endormi.
32Il en est dans tous les cas plus proche que des autres géants de Goya, lesquels, qu’ils soient monstrueux ou non, ressortent presque toujours à un registre carnavalesque, où la farce se mêle de terreur et d’effroi29. Témoins les faux géants de Ce que peut un tailleur (Caprice 52, 1799, ill. 10) terrorisant des bigots, ou du Disparate de peur (Disparate 2, ill. 11), vingt ans plus tard, mettant la troupe en fuite. D’ailleurs, celui qui crâne sous ce fantôme de pacotille, pour paraphraser le sens de fantasmón, mieux visible dans le lavis de sanguine (musée du Prado, ill. 12) que dans la gravure, arbore le sourire du bobalicón30 ; lien qu’un autre dessin de même facture pour le Disparate 7 dit désordonné (musée du Prado, ill. 13) vient encore renforcer.
33En comparaison, une créature aussi fantastique que l’Animal lettré (musée du Prado, ill. 14), sorte de gros chat taciturne moqué dans sa lecture par un vilain fêtard, apparaît bien plus réel que les fantômes des Caprices ou des Disparates31. Sa taille démesurément humaine incita sans doute une main anonyme à associer cette figure, en lui attribuant le numéro 4 dans l’Album G, au Grand Colosse endormi qui y figure sous le numéro 3. Peut-être cette décision, prise au xixe siècle, est-elle d’ailleurs moins arbitraire qu’il n’y paraît si l’on considère cet Animal de letras comme une inversion ironique de la condition d’uomo senza lettere en laquelle Léonard se tenait lui-même, et le dessin de l’Ermitage à son tour comme une réplique à une image préexistante.
34Quoi qu’il en soit, retrancher à l’art de Goya sa pratique du détournement reviendrait à lui retirer son principe actif, voire sa valeur dialectique, puisque c’est par elle, bien souvent, qu’il entre en contact avec le réel, visuel ou non, et qu’il le transforme. En ce sens, la condition animale, du moins en apparence, autant que l’expression de son visage, puisqu’il faut bien lui concéder aussi cette humanité-là, font de l’Animal lettré un lointain successeur de l’éléphant figuré dans la moitié droite de Disparate de bête (non numéroté, ill. 15) d’où sa masse se détache contre une arène traitée en réserve.
35Face à la « bête », quatre personnages en costume oriental dont les couvre-chefs pourraient faire songer aux toques des figurines du Grand Colosse endormi. Comme invite à le penser la légende en espagnol et en français (Otras leyes por el pueblo / Autres lois pour le peuple) reproduite dans la première édition de cette gravure dans la revue L’Art, en 1877, ceux-ci représenteraient les docteurs de la loi se détournant du peuple, symbolisé par l’éléphant.
36Aux yeux de Francis Klingender, le géant du dessin de l’Ermitage représente lui aussi le peuple, et ce spécialiste des représentations artistiques des animaux considère Disparate de bête comme une variante du thème développé par Grand Colosse endormi, variante d’où perce également un « sentiment de révolte imminente32 ». Les emblèmes ayant l’éléphant pour motif qu’a étudié quant à lui George Levitine confirment cette symbolique ; l’iconographie traditionnelle représentant le pachyderme tantôt en « géant maladroit [clumsy giant]33 », tantôt comme un « colosse gauche et vertueux [awkward and virtuous colossus]34 ». À contre-courant, cependant, de l’emblématique traditionnelle, estime Levitine, qui rejoint prudemment les conclusions de Klingender sur ce point, la gravure de Goya « suggère au moins la possibilité d’une révolte », de sorte qu’il faudrait la concevoir comme « l’antitype35 » de l’impresa de Philippe ii, illustrée d’un cheval sautant hors de son manège qui comporte l’illustre devise : Non sufficit orbis (« Le monde ne suffit pas »).
37Bien qu’Animal lettré et Grand Colosse endormi manquent de l’hermétisme permettant de rapprocher Disparate de bête de ses sources emblématiques, les trois œuvres esquissent un modèle visuel qu’on pourrait dire contre-typique auquel adhère aussi le colosse réalisé à l’aquatinte vers 1818. Paradoxalement, ces figures entretiennent entre elles une parentèle dont sont au contraire exclus aussi bien Saturne dévorant un de ses fils que Le Colosse peint (ca. 1812), anciennement attribué à Goya, et dont la physionomie ressemble beaucoup à celle du Colosse gravé.
38À cette différence que ce dernier n’est pas en garde au-dessus d’un massif, mais assis sur un relief montueux, la tête dans les étoiles, un repentir trahissant sa position mélancolique initiale36. Composée de peu de signes (la nudité musculeuse de la figure, cheveux ébouriffés, dominée par un croissant de lune), l’image s’inscrit aussitôt, par sa clarté iconographique, dans un horizon allégorique, voire symbolique, aisément reconnaissable. L’impureté visuelle de Grand Colosse endormi, au contraire, fragilise l’interprétation, impureté qui est essentiellement donnée par la présence de la foule, et par les attitudes que le dessinateur fait adopter à ceux qui la composent.
Œuvres de même contenu hors Goya
39Isolée dans l’œuvre de Goya, cette figure composite l’est aussi hors d’elle, ne serait-ce que parce qu’elle relève d’une catégorie mixte, difficile à identifier et plus malaisée encore à qualifier d’une autre manière que vague. Comme cette sorte de figures n’est pas proprement mythologique ni tout à fait fantastique, puisque les monstres qui les peuplent ne le sont pas nécessairement, et qu’elle n’a pas non plus la grandeur de la seule image philosophique qui leur conviendrait (celle, fameuse, de Bernard de Chartres : « Nous sommes des nains montés sur les épaules de géants mais nous voyons plus loin qu’eux37 »). Étant donné que tout cela leur fait défaut, il n’est d’autre choix que celui de les reléguer aux marges de l’histoire de l’art occidental, dans un registre hybride que désignerait la notion forgée pour l’occasion d’art disparate. Marginal, celui-ci se situe cependant aux avant-postes de l’histoire de la modernité.
40L’art disparate serait en ce sens d’une importance et d’une teneur équivalentes, dans le domaine visuel, à ce que Mikhaïl Bakhtine a défini pour la littérature avec la notion de carnavalesque38 : le fruit d’une tradition populaire à la fois sacrée et sacrilège, perdue et peu à peu cachée, à mesure que sa sacralité se faisait moins visible, mais dont les formes auraient souterrainement infusé les arts au point de s’y loger, et d’éclater tout à coup, comme remontée à la surface, en quelque image saisissante, imprévisible, où les distinctions traditionnelles entre arts majeurs et mineurs, fiction et réalité, ordre et chaos, s’abolissent soudainement et portent à l’imagerie traditionnelle un coup le plus souvent fatal. L’élément déclencheur d’un tel phénomène peut notamment être l’apparition subite d’une figure monstrueuse que l’iconographie traditionnelle cherche à contenir, voire à enrôler39, comme elle cherche à contrôler la fête célébrant les anormaux et le commerce des identités – un monstre aussi plausible que celui de Grand Colosse endormi, capable d’excéder l’iconographie dont il provient.
41Cette provenance ne saurait être univoque s’agissant d’une œuvre dont la qualité stylistique est justement d’être disparate, et, par suite, le résultat d’une multiplicité d’images différentes, parfois contradictoires, associées ensemble et retraduites en une nouvelle ; ce que l’examen des sources internes à l’œuvre de Goya laissait déjà présager. C’est pourquoi on se tourne ici vers des corpus, et non seulement vers des œuvres uniques, même s’il s’avère que certaines images sont visiblement plus déterminantes que d’autres relativement à l’imaginaire déployé dans Grand Colosse endormi.
42Il convient en outre de signaler dès à présent que la confrontation de ce dessin avec ses sources potentielles a une incidence partiellement inattendue sur la connaissance qu’on peut avoir d’une autre œuvre de Goya, bien plus connue et largement commentée compte tenu de sa valeur programmatique : le Caprice 43 (ill. 16), dont la légende sonne comme la sentence d’une époque : « Le sommeil de la raison produit des monstres ». Les termes de l’énoncé (« sommeil » et « monstres ») suffisent à le rapprocher thématiquement du dessin de l’Ermitage40. Mais ce rapprochement lui ouvre de surcroît de nouvelles perspectives d’interprétation qui en autorisent le déplacement depuis les marges de l’œuvre de Goya dans lesquelles on l’a jusque-là maintenu vers ce centre que constitue, à beaucoup d’égards, le Caprice 43.
43Avant d’y venir, il convient donc de s’attarder sur un premier ensemble de quatre dessins réalisés dans les années 1630 par le peintre espagnol, et napolitain d’adoption, José de Ribera. Tous mettent en scène des figures parcourues de figurines exclusivement masculines. Dans le portrait en buste d’un Homme portant un bonnet phrygien avec de petites figures l’escaladant (Art Museum, Philadelphie, ill. 17), ce sont quatre acrobates nus qui s’agrippent à son couvre-chef. Dans l’étrange Tête grotesque avec de petites figures sur son chapeau (collection particulière) attribuée à Ribera en 200441, cinq d’entre elles ornent le bonnet de fou de ce géant barbu aux yeux cruels tandis que deux autres, minuscules, sont pendues à leurs orteils, l’une par le pied, l’autre par le cou.
44Si l’ensemble des compositions de ce bref corpus reflète « la fascination de Ribera pour les études de têtes singulières, les figures miniatures et les disparités d’échelle42 », comme l’écrivent les auteurs du catalogue raisonné de son œuvre graphique, les deux autres dessins peuvent être mis plus directement en rapport avec Grand Colosse endormi. Il s’agit cette fois de figures représentées en pied. La première, intitulée Homme portant un grand manteau et un petit homme tenant une bannière sur sa tête (ca. 1640, Metropolitan Museum, ill. 18) expose nettement une situation que le dessin de Goya permet de deviner : sur la tête découverte d’un personnage dont la toge laisse nus ses épaules et ses pieds, un individu de la même espèce que les précédents s’est confortablement assis et toise désormais de haut son géant dompté, une main posée sur son crâne chauve, l’autre arborant une lourde bannière axée sur la médiane verticale de la composition. On peut y lire le nom de Nicoló Simonelli, qui fut mécène de l’un des plus singuliers élèves de Ribera : Salvator Rosa.
45Vers 1650-1651, Rosa a exécuté un Démocrite en méditation (musée d’art, Copenhague, de laquelle il tira une gravure en 1662), qui élargit le cadre resserré qu’avait choisi Ribera pour son Poète (ca. 1620-1621). Or ce dernier, s’il reprend la position mélancolique de l’Héraclite de Raphaël dans la Chambre de la Signature, comme le rappelle Manuela B. Mena Marqués43, anticipe aussi la disposition du Caprice 43 ; similitude d’autant plus patente que la branche coupée au-dessus du penseur de Ribera pourrait aisément être prise pour un morceau de Goya. Bien que cette piste mériterait d’être approfondie, elle dépasse le cadre du présent article, d’autant que la source la plus dense concernant « Le sommeil de la raison… » est peut-être, on le verra, à rechercher ailleurs.
46Quant au dessin dédicacé à Simonelli, peut-être a-t-il été conçu en vue d’un livre qui ne vit jamais le jour, comme y invite Mena Marqués, mais il est plus difficile de la suivre lorsqu’elle y voit une « anticipation du thème littéraire de Gulliver44 », de même qu’il apparaît tout aussi compliqué d’y reconnaître l’ekphrasis de Philostrate45. Quoi qu’il en soit, ce dessin d’invention demeure l’un des rares à pouvoir être tenu pour une anticipation littérale de l’idée qu’a traitée Goya en suivant de son côté un agencement très différent.
47La facture des deux dessinateurs, en revanche, n’est pas sans point commun. En décrivant les « brefs coups en zigzag utilisés à la fois pour modeler la figure et pour lui conférer une suggestion de mouvement46 » caractéristiques, selon elle, du style qu’adopte Ribera à la fin des années 1620, Mena Marqués pourrait tout aussi bien parler de la dernière manière de Goya. Son commentaire porte sur le dernier des quatre dessins du corpus Ribera conservé au Prado. Intitulé Scène fantastique (ca. 1627-1630, ill. 19), il est sous-titré Gentilhomme avec de petits hommes masqués sur son corps : l’un d’eux arpente le fourreau de son épée, un autre s’agrippe au faux-nez de son masque, les jambes arquées sur son col, tandis que cinq autres bonshommes se bousculent sur son chapeau.
48Toujours nus, les sept sacripants s’attaquent cette fois à un personnage dont l’aspect dévoile aussitôt l’identité sous son masque de Comedia dell’arte : marchant à pas menus, la pointe du pied en avant, avec son épée rangée et sa lourde fraise au cou, c’est le Capitan, qu’à Naples sous domination aragonaise depuis près de deux siècles, on tient pour Espagnol, peut-être pour un Spagnoletto, suivant le surnom de « petit Espagnol » donné à Ribera lui-même en raison de sa petite taille proverbiale. En impliquant par la bande la personne même de l’artiste et en se mâtinant de carnavalesque, cette vision disparate crée un précédent sérieux au dessin de Goya, et elle prépare en quelque sorte le terrain au second corpus à lui confronter.
49Sensiblement à la même période, en effet, un autre artiste, le graveur français Abraham Bosse, donnait pour sa part une forme plus cruelle à son anti-hispanisme dans une estampe intitulée L’Espagnol en garde (ca. 1635, ill. 20), destinée à faire pendant à son Français en garde (ill. 21). Le personnage du Capitan, furieux mais n’ayant toujours pas dégainé, s’avance vers le spectateur sous la menace d’une flèche que s’apprête à lui lancer un squelette semi-enterré derrière lui. Si on compare cette représentation de Bosse à celle que donnait une quinzaine d’années auparavant du même sujet son maître Jacques Callot (Le Capitan, ca. 1618-1620, ill. 22), on devine combien le contexte politique a changé (la Guerre franco-espagnole éclate en 1635). Chez Callot, rien n’indique en effet que son Capitan soit Espagnol ou non, seule la disproportion entre sa figure et celles des lointains se retrouve, mais de façon dramatisée, chez Bosse47.
50Vers 1635, celui-ci réalisa au moins deux autres portraits-charges prenant pour cible le Capitan espagnol. Bosse le représente une fois en demi-figure, coquet suivi d’un jeune page, et une autre fois en pied dans une combinaison dont le caractère insolite annoncé par le titre ne vient pas seulement de ce que son page s’apprête, ce coup-ci, à lui souffler au derrière.
51Dans Grand bouquet d’orfèvrerie à l’Espagnol moqué (ill. 23), ce dernier, tout en conservant ses attributs de la comédie, n’occupe plus le centre de la planche, mais se voit réduit à la figure d’un colporteur croulant sous le poids d’une immense composition florale attachée à son poignet. D’un style beaucoup plus souple et enlevé, celle-ci est l’œuvre d’Isaac Briot qui l’a gravée au burin d’après un dessin de l’orfèvre Pierre Delabarre, tandis que les figures et le paysage sont dus à la pointe-sèche de Bosse. Le graveur s’est d’ailleurs probablement contenté d’ajouter son propre décor à une décoration préexistante, si l’on en juge par la mise en page habituelle de Briot pour des motifs d’orfèvrerie similaires.
52Quoi qu’il en soit, si la gerbe appartient bien, par sa profusion, au registre du fantastique, fût-il décoratif, son association avec un paysage à figures réaliste l’introduit dans celui du disparate, c’est-à-dire du mal apparié, et cela d’une façon d’autant plus bizarre que les cosses et les pois qui la constituent sont d’une dimension extraordinaire. Le déséquilibre structurant de l’œuvre et le foisonnement graphique qui l’emplit ne suffisent cependant pas à la rapprocher du Grand Colosse endormi dont elle s’éloigne thématiquement.
53L’œuvre de Bosse recèle toutefois au moins trois autres gravures un peu plus tardives, à même de fonder de nouveaux rapprochements. La première, tirée en 1651, illustre la victoire de David sur le géant Goliath (ill. 24), dont la tête tranchée gît dans l’angle inférieur droit du cadre. Cette situation dans l’espace graphique, mais aussi l’entrouverture de sa bouche et la tache indéfinie que l’on peut déceler, par comparaison, sur le front du Grand Colosse endormi, peuvent laisser penser à une ressemblance plus forte qu’il n’y paraît de prime abord. On pourrait même en inférer que Goya conçut d’abord sa tête comme celle d’un Goliath avant de lui adjoindre, dans un second temps, une foule de Lilliputiens qui en modifiait irrémédiablement la signification iconographique.
54Les têtes de géants terrassés occupent de plus chez Bosse et chez Goya une position analogue à celle du David vainqueur de Goliath peint par Le Caravage au tout début du xviie siècle (musée du Prado, entrée dans les collections royales espagnoles en 1794, ill. 25), suivant une distribution compositionnelle des figures fournie par une gravure de Marcantonio Raimondi sur le sujet (ca. 1515-1516). Dans les trois cas cependant, Marcantonio, Le Caravage et Bosse ont suivi la tradition en soulignant le contraste entre le visage juvénile de David et la trogne épaisse de son adversaire48, tandis que le colosse de Goya possède quant à lui une physionomie qu’on attribuerait plus communément au jeune roi d’Israël qu’au guerrier philistin.
55Une fois encore, face à ce type d’œuvre, le spectateur éprouve le sentiment étrange d’avoir été conduit sans ménagement par Goya en un terrain qu’il croyait connu où celui-ci l’abandonne finalement, seul et désorienté. Pareil détour pourrait sembler absurde, voire gratuit, s’il ne l’amenait dans une voie certes moins frayée que celle de l’iconographie de David et Goliath et tout de même plus familière que celle du Grand bouquet d’orfèvrerie à l’Espagnol moqué, vers une imagerie proprement disparate et cependant éminemment politique : celle que Bosse donna la même année 1651 du corps du roi.
56Sa plus célèbre vision sur le sujet lui fut en effet commandée par Thomas Hobbes pour le frontispice de son Léviathan, et c’est naturellement vers elle qu’il convient de se diriger afin de saisir toute la portée politique historique de Grand Colosse endormi dès lors qu’on l’envisage comme une réplique contre-typique à l’image royale en question. L’interprétation en demeurerait cependant limitée si l’on ne considérait d’abord le contre-type que Bosse lui-même proposa à son œuvre.
57C’est en effet à partir d’elle que l’on peut évaluer la portée du dessin de Goya. Cette gravure dont la datation reste controversée, mais qui serait contemporaine de l’élaboration de la figure du Léviathan, vers 1650-1651, s’intitule L’Homme fourré de malice (ill. 26). Elle représente un singe assis sur un coussin, l’épaule posée sur celle de son maître, reproduisant ainsi le même geste d’acédie. Maître qui pourrait être un roi dont le manteau est imprimé ou cousu de visages féminins lorgnant plus ou moins gracieusement vers le témoin de cette improbable situation.
58Il revient à Horst Bredekamp d’y avoir pressenti « une réponse au Léviathan ; une sorte de revers de la médaille, face de Janus de la souveraineté d’un dieu artificiel ». Reproduite sous le titre Mélancolie, Bredekamp estime que la gravure pourrait aussi, dans le contexte anglais de sa conception, avoir valeur de « “caprice” à l’adresse de Charles ii, pour faire allusion à son libertinage49 ».
59Les vers anonymes et misogynes qui l’accompagnent vont effectivement dans le sens de cette interprétation, mais leurs termes trouvent surtout un écho surprenant avec l’univers imagé de Goya. On y lit en effet :
Je ne vois point que le Graveur
Ait pour raison que son caprice,
Quand il appelle ce Resveur
Un homme fourré de malice.
Car il est tout chargé de maux,
D’où procèdent ils que de testes
De ces dangereux Animaux
Qui trompent les plus fines bestes.
Tout ce qu’il a de vicieux
Ne vient donc pas de sa nature,
Ou bien s’il est malicieux
Il faut s’en prendre à sa fourrure.
60L’image montre donc un « graveur » dont la « raison » ne doit pas être prise pour un « caprice » quand il qualifie un « rêveur » d’« homme fourré de malice », parce qu’il se laisse effectivement guider par de « dangereux animaux » que seraient en l’occurrence les femmes. Or tout ce vocabulaire dessine un champ sémantique qui jouxte de manière d’autant plus troublante celui déployé dans « Le Sommeil de la raison produit des monstres » que son motif coïncide avec celui de la gravure de Goya.
61Laquelle s’immisce à son tour, comme par contre-coup, dans les parages du Grand Colosse endormi, qui serait alors en proie à un rêve guidé par les extravagances de son imagination ou de sa raison, suivant le sens que l’on donne à sueño en français (« sommeil » ou « songe »). On aurait alors possiblement sous les yeux la tête échouée d’un roi déchu rêvant qu’un petit peuple, mû par sa curiosité naturelle, lui grimpe sur le chef et s’en empare. La qualité contre-typique d’une telle image acquiert cependant une tout autre dimension si on la place cette fois en regard, non plus du propre contre-type de Bosse, L’Homme fourré de malice, mais face à son image source et emblématique : celle du frontispice du Léviathan (ill. 27).
Le Grand Colosse endormi, antitype du Léviathan
62On se doit toutefois de concéder avec Bredekamp qu’« aucune source ne fournit de renseignement permettant d’établir si Goya connaissait le frontispice de l’ouvrage de Hobbes ou si le Sommeil de la raison lui fut inspiré par la figure du géant ». L’historien d’art reconnaît cependant que « Goya est le seul qui ait trouvé une contre-image appropriée50 », mais il se réfère à chaque fois au Colosse à l’aquatinte, non au dessin examiné ici, lequel lui paraît cependant, avec le lavis de sanguine du Prado, renforcer l’hypothèse d’une référence à Hobbes, autant qu’à Swift. (Ce dernier devait aussi avoir en tête l’image du philosophe politique lorsqu’il transforma son héros en géant pris d’assaut par une foule téméraire.)
63Hofmann, de son côté, avait déjà envisagé les scènes de foule des Peintures noires (Le Grand bouc, La Promenade du Saint-Office et Le Pèlerinage de San Isidro, ca. 1820-1823) dans leur vis-à-vis conflictuel avec le frontispice du Léviathan, y voyant l’expression contraire d’« un monde frappé du sceau de l’anarchie51 ». Tel n’est pas exactement le cas du monde proposé dans Grand Colosse endormi qui emprunte au carnavalesque sans s’y résoudre tout à fait et qui s’arrête à mi-parcours de son chemin vers le fantastique.
64Encore une fois, il faut y insister, la vision qui y est exposée n’est monstrueuse qu’au regard de l’échelle de la représentation, et, en fait de déformation, elle ne subit qu’un agrandissement ; même la figure du géant peut être tenue, comme celle de l’aquatinte, pour celle d’« un homme du peuple agrandi52 », comme l’écrit Nigel Glendinning. Autrement dit, suspendu le critère d’invraisemblance, ce dessin de Goya est crédible, comme l’est celui de Bosse.
65L’hypothèse que l’on peut formuler est donc que Grand Colosse endormi constitue véritablement la contre-image et l’antitype à celle proposée par Bosse pour le Léviathan, et que cette dernière en est par conséquent la source principale. On comprend dès lors que l’enjeu soulevé par cette proposition dépasse la question de la filiation iconographique pour se situer à partir d’elle sur un plan épistémologique : les deux images informent deux régimes de représentation du pouvoir que l’on pourrait dire « spatio-corporels », et correspondent chacune à des séquences historiques distinctes et cependant successives, puisque celle de Goya acte que celle de Bosse et Hobbes est révolue. Ces considérations sur les relations entre pensée iconographique et pensée politique trouvent de nouveau chez Bredekamp un appui décisif.
66Outre qu’il a permis de confirmer l’autographie de ce dernier sur le frontispice du Léviathan, l’auteur des Stratégies visuelles de Thomas Hobbes en a dégagé la fonction politique, suivant en cela sa thèse générale selon laquelle les images sont des actes permettant de penser des aspects du réel qui, sans elles, échapperaient au langage et donc à leur configuration théorique53. Par conséquent, le rôle imparti à l’image de Bosse n’est pas secondaire, mais premier, dans la mesure où il s’agit de rendre visible le pacte liant les sujets à leur souverain, et d’en assurer la pérennité. Le dessin, écrit Bredekamp, « en limitant le fantasmatique de l’interprétation des conventions et des lois », et parce qu’il investit justement ce terrain du fantastique en le dotant d’une sorte de poids de réel, « devient une puissante machine à définitions, un “sovereign definer”54 ». D’où l’importance de sa clarté formelle dont dépend sa capacité à être sollicité comme support de discernement, c’est-à-dire aussi bien de bon jugement que de juste vision.
67Avant de se perdre éventuellement dans les méandres de l’écriture, le lecteur est d’abord confronté (et il pourra toujours revenir à cette confrontation première) à la figure d’un roi géant qui, pareil aux titans, est fils du ciel et de la terre, en l’occurrence des monts. C’est lui le véritable et premier « Homme-Montagne », à ceci près qu’ici les Lilliputiens composent son corps, et plus encore que la peur ne les fait pas fuir, mais qu’elle les retient au contraire serrés les uns contre les autres. Une peur bien visible dans le dessin préparatoire de Bosse (1651, British Library, ill. 29) où les corps étaient alors seulement des têtes soudées au corps du géant par la terreur qu’il leur inspire55.
68Dans la gravure finale, la peur n’a pas disparu, elle s’est muée en révérence et elle est, pour cela, devenue moins visible : la foule, comme un seul homme, se tourne désormais vers la figure – la tête – du souverain, avec laquelle littéralement elle fait corps, quitte à tourner le dos au lecteur qui n’est plus regardé que par le roi que le lecteur regarde – comme la foule. Ce commerce des regards ouvrant la lecture n’est pas sans évoquer la description donnée par Michel Foucault des Ménines que Diego de Velázquez peint sensiblement à la même période (ca. 1656-1657, musée du Prado)56. L’objectif est cependant plus clairement formulé chez Bosse : acter en image la soumission de ceux qui, par cet échange, apprennent les raisons qu’ils ont de devenir à leur tour des sujets.
69L’objet demeure cependant identique, qui est de fournir au discours une visibilité qui lui manque afin d’asseoir un pouvoir résidant dans une personne dont la force et la faiblesse viennent de ne pouvoir être qu’une représentation d’elle-même. La tradition monarchique anglaise avait établi sous le règne du jeune Édouard vi, au milieu du siècle précédant celui de Hobbes, que « son Corps politique est un Corps qui ne peut être vu ni touché57 ». Il fallait désormais le rendre visible et, à la mort de Jacques ier en 1625, on pensa la métamorphose du souverain en statue vivante.
70Comme le relève Bredekamp, le dessein du Léviathan est au contraire de fonder « l’imago de la puissance étatique sans l’aide du ciel58 », quitte pourtant à ce que, peu à peu, à l’âge classique, celui des Ménines précisément, le corps du roi ne devienne plus qu’une image, un reflet, et même que le roi ne soit vraiment roi « que dans des images » incarnant sa « réalité royale59 ». Dès lors, l’effigie étant devenue indispensable à la représentation du pouvoir royal, et l’artiste nécessaire à l’expression de sa grandeur, il devenait concevable qu’une image suffit à renverser l’image du roi, ou qu’un géant chût par sa faute.
71Il faudrait d’ailleurs prendre la notion de grandeur royale au pied de la lettre, comme le firent les monarques eux-mêmes en se faisant dépeindre en Hercules60, et se souvenir que Goya n’ignorait aucun des principes et des procédés susceptibles de concourir à son édification. On peut même estimer sans risque que c’est cette familiarité, pour laquelle la gravure du Léviathan constitue un jalon, qui lui permit d’en subvertir progressivement le sens de manière décisive.
72Comme l’a relevé Glendinning, Goya a légèrement exagéré, dans son portrait de Charles iii en chasseur (ca. 1786, musée du Prado), la disparité d’échelle entre la figure et le fond sans doute afin de « souligner son importance exceptionnelle61 ». Dans le portrait qu’il avait fait auparavant du Secrétaire d’État de Charles iii, Le Comte de Floridablanca (1783, Banque d’Espagne), Goya s’était lui-même rapetissé, « au point d’avoir presque l’aspect d’un nain62 », notent Stoichita et Coderch. Pour minimes qu’apparaissent ces altérations au regard des œuvres véritablement disparates qui furent les siennes ensuite, ou même en considérant ses autres portraits royaux, elles attestent cependant de la conscience qu’avait Goya, tout juste nommé peintre du roi en 1786, de la nécessité d’illustrer la grandeur du monarque aussi bien que de ceux qu’on appelle les « Grands d’Espagne ».
73Afin de la faire ressortir en toutes circonstances et non seulement en images, la cour de Madrid s’était d’ailleurs dotée de nombreuses personnes naines dont la présence, rappelle Bartolomé Bennassar, « avait eu pour les rois et les princes une fonction d’équilibre63 » ; un contrepoids en somme. De même que leur laideur supposée devait relever la beauté non moins présumée des infants et des infantes, de même leur petitesse fournissait effectivement aux membres de la famille royale et à leurs proches une contre-mesure à même de rehausser leur grandeur réelle.
74Fort de l’expérience de Velázquez, Goya n’ignorait rien de ce jeu étrange des monstruosités, où la monstrueuse petitesse des uns balançait la grandeur monstrueuse des autres. Pourtant, à la fin du xviiie siècle, la monstruosité semblait, sinon atténuée, du moins sortie de sa circonscription, et comme involuée dans toutes les formes de la représentation, même les plus majestueuses. Que l’on songe au Portrait de la famille de Charles iv (1800, musée du Prado), où la curieuse impression de voir les monstres faire désormais partie de la famille provient certes des tares de chacun, mais aussi de l’absence de tout contrepoint leur permettant de se connaître64, ou d’imaginer une grandeur autre que passée. De fait, on chercherait en vain quelque trace de la puissance débonnaire du père dans le Portrait de Charles iv en chasseur (ca. 1800, musée de Capodimonte), tandis qu’on lui trouverait à coup sûr quelque affinité avec le bobalicón ou bien avec le pauvre hère du Disparate 17 auquel seul son chien est resté loyal…
75Goya, toutefois, ne s’est pas contenté de miner avec une constance certaine l’imagerie de la grandeur des rois. Suivant l’exemple de son propre dessin, il a fait grimper sur leurs têtes les figures anonymes du peuple, et a fini par évincer jusqu’à leur représentation au seul profit de ce dernier, puisque même son Grand Colosse endormi n’entretient avec les figures royales aucun rapport physique. Là se situe l’aboutissement du renversement de la figure incarnée par le frontispice du Léviathan : non seulement les corps populaires de Goya n’entrent plus en conformité avec celui du souverain (ils ne le conforment plus), non seulement ils l’assaillent et entendent le maintenir face contre terre, mais le géant qu’ils renversent leur ressemble.
76Ni majestueuse ni monstrueuse, la tête du Grand Colosse endormi est celle d’un homme banal, aussi commun que ceux qui meurent fusillés dans le Trois mai 1808 (1814, musée du Prado) et qui tiennent désormais leur revanche, non plus les mains ouvertes en signe d’impuissance, mais empoignant le symbole de leur pouvoir recouvré. Ce drapeau, ils le brandissent de surcroît sur la tête d’un géant dont le réveil ne provoquerait sans doute plus leur défaite, leur fuite ou leur soumission, mais bien plutôt une alliance avec lui, fondée sur leur ressemblance commune, et sur leur dissemblance d’avec les rois et les monstres contre lesquels ils se soulèvent à présent. D’après leurs attitudes, on pourrait même soupçonner qu’ils font tout, en définitive, pour réveiller le géant, et qu’il se soulève avec eux.
Conclusions
77Au regard de cette généalogie, ce dessin peut donc être considéré comme la première image révolutionnaire du xixe siècle. Certes, Goya a peint des brigandages, leur répression, la guerre et ses désastres, mais il n’a pas figuré de révolution. Il a dépeint certains événements de la Guerre d’indépendance comme des scènes de brigandage (Épisode de la Guerre d’indépendance espagnole, ca. 1810, musée des beaux-arts, Budapest), et sans doute aussi comme des moments révolutionnaires (Deux mai 1808, 1814, musée du Prado), mais il ne se trouve pas, dans cette dernière œuvre ni dans aucune autre de lui, un symbole aussi identifiable à une scène révolutionnaire que celui du drapeau agité au-dessus de la tête du Grand Colosse endormi.
78Si celui-ci n’a pas accédé au rang d’icône au même titre, par exemple, que La Liberté guidant le peuple (1830, musée du Louvre) d’Eugène Delacroix, qui connaissait l’œuvre de Goya au moins depuis 182465, sans doute est-ce parce qu’il ne s’est jamais agi que d’un dessin, manquant des possibilités de diffusion de l’estampe, ou du retentissement qu’un tableau aurait provoqué. Mais peut-être est-ce aussi parce que l’élan révolutionnaire initié en 1789 réclamait encore de grands tableaux d’histoire qui admettaient qu’une figure allégorique surplombe une vue réelle et une foule contemporaine à condition qu’elle en orientât franchement le mouvement, tout en évitant que la composition ne versât complètement dans le registre du disparate66.
79Dans une certaine mesure, l’appartenance du Grand Colosse endormi à cette catégorie qui n’en est pas véritablement une a pu contribuer à en réduire la portée artistique, c’est-à-dire, en l’occurrence, la reprise par d’autres artistes. Le seul exemple entretenant avec ce dessin une réelle proximité à la fois thématique et formelle se trouve être une réinterprétation du tableau 22 de Philostrate. Il s’agit d’une lithographie d’Honoré Daumier, parue dans Le Charivari du 9 décembre 1868 (ill. 28), montrant un géant accoudé sur une urne sur laquelle est inscrit « Suffrage universel » vers laquelle se dirige une foule venue de lointains montueux évoquant les paysages goyesques, d’autant que c’est l’Espagne qui passe ainsi par le crible de l’allégorie. Encore se retrouve-t-on ici dans un champ, celui du dessin de presse, plus accueillant aux images disparates.
80Pour méconnu qu’il soit, il apparaît bel et bien, cependant, que le Grand Colosse endormi de Goya ouvre une nouvelle ère historique de la représentation politique, dans laquelle le peuple est en passe de devenir le véritable souverain, et comme à son image, avec tous les risques que cela comporte, et qu’il le fait avec d’autant plus de force que cette ouverture clôture du même coup celle initiée par le frontispice du Léviathan un peu moins de deux siècles plus tôt.
81Un lien étrange unit d’ailleurs ces deux images, peut-être en raison de leur qualité disparate, justement. Ayant constaté que seul Goya avait soutenu la comparaison avec l’image de Bosse, Bredekamp fait observer ce paradoxe à propos de cette dernière, à savoir qu’« il y a, au commencement de la théorie de l’État moderne, une image qui, dans sa complexité, est restée isolée et erratique67 ». L’avènement effectif de cet État a tout de même donné corps à son tour à cette image. Mais peut-être cette forme-là a-t-elle vécu. Et alors il n’y a rien d’improbable à penser que, le temps aidant, l’image de Goya puisse effectivement s’y substituer et devenir un nouveau point de repère pour la théorie politique, voire pour l’action.
82Que la réception, fût-elle en partie anachronique, altère le sens d’une œuvre d’art ne signifie pas qu’elle en fausse le sens initial ; elle peut même le renforcer en le dotant d’une portée alors insoupçonnée. À fixer trop loin le regard, cependant, une question demeure en suspens : à qui Goya pouvait-il destiner son Grand Colosse endormi ? À lui-même si l’on se souvient qu’il avait fui l’absolutisme dont l’image du Léviathan était devenue l’emblème, ou bien au peuple espagnol si l’on imagine qu’il caressait le secret espoir de le voir renverser le monarque absolu qu’était redevenu Ferdinand vii à cette période. Mais en revenant au caractère enfantin de ce dessin qu’on a quelque peu négligé, on est tenté de se permettre une hypothèse plus intime, quoiqu’invérifiable.
83En exil, Goya partageait sa vie avec Leocadia Weiss et l’enfant de celle-ci, Rosario, née en 1814. Le vieillard souhaitait la voir devenir peintre et qu’elle soit « traitée comme si elle était [s]a propre fille68 » ; demande qui fut souvent interprétée comme un aveu de reconnaissance en paternité. Lorsqu’il réalisa les dessins de Bordeaux, Rosario était âgée d’une dizaine d’années, et l’on aimerait gager qu’une partie d’entre eux au moins, parmi les moins monstrueux, comme l’image de Gulliver et des Lilliputiens, fut dessiné par le vieil homme à l’attention de la petite fille.
Notes
1 Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes étrangers », L’Artiste, 15 octobre 1857, dans Id., Écrits sur l’art, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 343.
2 Ibid., p. 342.
3 Sur ces circonstances, cf. Pierre Gassier, Les dessins de Goya. Les albums, Paris, Vilo, Office du Livre, 1973, p. 499-500.
4 Ibid., p. 504.
5 Werner Hofmann, Goya. Du ciel à l’enfer en passant par le monde, trad. de l’allemand par Jean Torrent, Paris, Hazan, 2014 [2003], p. 270.
6 Ibid., p. 267.
7 Cf. Tatiana Ilatovskaya, Les Dessins retrouvés. Chefs-d’œuvre de collections allemandes d’avant-guerre, trad. du russe par Denis-Armand Canal et Christine Piot, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage, Paris, La Martinière, 1997, p. 16.
8 Suivant l’expression d’Albert Kostenevich, Les trésors retrouvés. Chefs-d’œuvre impressionnistes et autres grandes œuvres du musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, Paris, La Martinière, 1995.
9 Sur cette provenance, cf. Tatiana Ilatovskaya, Les Dessins retrouvés, op. cit., p. 16, ainsi que José Manuel Matilla, Manuela B. Mena Marqués, Solo la voluntad me sobra. Goya. Dibujos, Madrid, musée du Prado, 2019, p. 23-24.
10 Valerian von Loga, Francisco de Goya, Berlin, Grote’sche Verlagsbuchhandlung, 1903, ill. 76.
11 Paul Lafond, « Les dernières années de Goya en France », La Gazette des beaux-arts, n° 597, mars 1907, p. 241-257, reproduction p. 251 ; et Paul Lafond, Nouveaux Caprices de Goya. Les oubliés de Bordeaux, Bordeaux, Les dossiers d’Aquitaine, 2013 [1907], reproduction p. 36.
12 Albert F. Calvert, Goya: An Account of his Life and Works, Londres, New York, John Lane, 1908, pl. 555.
13 Richard Förster, « Goya und Philostrat », Zeitschrift für bildende Kunst, 1909, p. 45-48, ici p. 45.
14 August Mayer, Francisco de Goya, Munich, F. Brückmann, 1923, ill. 405 ; et Hans Rothe, Francisco Goya. Handzeichnungen, Munich, Piper & Co, 1943, ill. 100.
15 Irina Levina, Goia I ispanskâa revolûciâ [Goya et la révolution espagnole], 1820-1823, Leningrad, musée de l’Ermitage, 1950, p. 104.
16 André Malraux, Saturne. Essai sur Goya, Paris, Gallimard, 1950, p. 178 et 177 pour l’illustration.
17 Pour paraphraser le titre d’un article d’Elena Aldea auquel on se réfère plus loin : « Disparate de miedo: Una crítica política bajo un velo de hermetismo », Romance Quarterly, vol. 54, n° 1, p. 17-22.
18 Cf. Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, trad. de l’anglais par Jacques Pons, Paris, Gallimard, 2014 [1726], p. 36-37 ; première occurrence de man-mountain p. 53.
19 Cf. sur ce point : Pierre Gassier, Les dessins de Goya, op. cit., p. 559-560 ; ainsi que Nigel Glendinning, « Goya and Van Veen. An Emblematic Source for Some of Goya’s Late Drawings », Burlington Magazine, vol. 119, n° 893, août 1977, p. 568-571, ici p. 568. Peter Klein a par ailleurs démontré de manière convaincante que Goya avait pu s’inspirer, par le passé, pour d’autres de ses compositions, en l’occurrence celle du Préau des fous (1794, Meadows Museum), d’illustrations de Bernard Lens l’Ancien pour le Conte du tonneau (1704-1710) du même Swift. Cf. Peter K. Klein, « Insanity and the Sublime: Aesthetics and Theories of Mental Illness in Goya’s Yard with Lunatics and Related Works », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 61, 1998, p. 198-252, ici p. 200.
20 Philostrate, « Héraclès parmi les Pygmées », dans Id., La Galerie de tableaux, trad. du grec ancien par Auguste Bougot, Paris, Les Belles Lettres, 2013, livre ii, tableau 22, p. 100-101.
21 Cf. sur ce point : Richard Crescenzo, « La traduction du vocabulaire de la couleur à la Renaissance. L’exemple des Images de Philostrate traduites par Blaise de Vigenère », dans Agnès Rouveret, Sandrine Dubel, Valérie Naas (dir.), Couleurs et matières dans l’antiquité. Textes, techniques et pratiques, Paris, Rue d’Ulm, 2006, p. 55-76, ici p. 57.
22 Parmi les œuvres s’inspirant directement de la description de Philostrate, on peut citer celles de Dosso Dossi en 1535 (Landesmuseum, Graz), Lucas Cranach l’Ancien en 1551 avec des pendants (Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde), ou encore une gravure imprimée par Frans Floris en 1563.
23 Cf. Daniel Arasse, L’Homme en jeu. Les génies de la Renaissance, Paris, Hazan, 2008 [1978], p. 210-211.
24 Cité dans Olivier Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge (ve-xvie siècle), Paris, Seuil, 2008, p. 62.
25 Richard Förster, « Goya und Philostrat », loc. cit., ici p. 48.
26 Cf. Jan Bialostocki, « The Firing Squad from Paul Revere to Goya : The Formation of a New Pictorial Theme in America, Russia, and Spain », dans Jan Bialostocki, The Message of Images: Studies in the History of Art, Vienne, Irsa, 1988, p. 212.
27 Pierre Gassier, Juliet Wilson, Vie et œuvre de Francisco Goya, Paris, Vilo, Office du livre, 1970, p. 310.
28 « Même les monstres à deux têtes portraiturés par Goya peuvent trouver un possible prototype dans le personnage de la pepa » propre au carnaval, note ainsi Janis Tomlinson. Janis A. Tomlinson, Graphic Evolutions: The Print Series of Francisco Goya, New York, Columbia University Press, 1989, p. 50.
29 Sur le carnavalesque (d’après Mikhaïl Bakhtine) comme structure de l’œuvre de Goya, cf. Victor I. Stoichita, Anna-Maria Coderch, Le Dernier carnaval. Goya, Sade et le monde à l’envers, Paris, Hazan, 2016 [1999].
30 Significativement, Elena Aldea, qui assimile cette planche à une charge politique, rapproche ce visage de celui figurant dans L’Enterrement de la Sardine. Cf. Elena Aldea, « Disparate de miedo: Una crítica política bajo un velo de hermetismo », loc. cit., ici p. 20.
31 La position de la figure permet par ailleurs de la rapprocher du Portrait de Leandro Fernándo de Moratín, de la même période (1824), conservé au musée de Bilbao. Cf. sur ce point José Manuel Matilla, Manuela B. Mena Marqués, Solo la voluntad me sobra. Goya. Dibujos, op. cit., p. 250.
32 Francis D. Klingender, Goya in the Democratic Tradition, Londres, Sidgwick and Jackson, 1948, p. 208-209.
33 George Levitine, « The Elephant of Goya. An Emblematic Basis for a Political Interpretation », Art Journal, vol. 20, n° 3, printemps 1961, p. 145-147, ici p. 146.
34 Ibid., p. 147.
35 Ibid., p. 146. À la suite des analyses d’Ernst Gombrich sur le rôle de l’imagerie populaire, Levitine a montré l’importance que revêt l’emblématique dans l’élaboration graphique goyesque, goût des imprese et des allégories qui connaît un certain regain à la fin du xviiie siècle, quoiqu’il faille alors le rechercher davantage dans les arts graphiques qu’en peinture. Cf. sur ces points : George Levitine, « Some Emblematic Sources of Goya », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 2, n° 1/2, Janvier-juin 1959, p. 106-131 ; et Ernst Gombrich « L’art et l’imagerie à la période romantique », 1949, dans Ernst Gombrich, Méditations sur un cheval de bois et autres essais sur la théorie de l’art, trad. de l’anglais par Guy Durand, Paris, Phaidon, 2003 [1963], en particulier p. 125.
36 Sur ce repentir et l’identification du Colosse avec Saturne à travers la célèbre gravure de Jacques de Gheyn, cf. Jan Bialostocki, « “Thèmes-cadres” et images archétypiques », dans Jan Bialostocki, Style et iconographie. Pour une théorie de l’art, trad. de l’allemand par Sylvie Brun-Fabry, Paris, Gérard Monfort, 1996 [1966], p. 105.
37 Cité dans Jacques Le Goff, La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1967, p. 220-221.
38 Cf. Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, 2012 [1965].
39 Sur cette évolution des représentations des monstres, cf. en particulier Jean-Jacques Courtine, « Le corps inhumain », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps. 1. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2005.
40 Comme suggéré par Tatiana Ilatovskaya, Les Dessins retrouvés, op. cit., p. 77.
41 Cf. sur ce point, Gabriele Finaldi, Elena Cenalmor (dir.), Jusepe de Ribera: The Drawings: Catalogue raisonné, Dallas, Meadows Museum, Madrid, Museo del Prado, Séville, Fondation Focus, 2016, p. 319.
42 Ibid., p. 274.
43 Cf. Alfonso E. Pérez Sánchez, Nicola Spinosa (dir.), Jusepe de Ribera 1591-1652, cat. expo., New York, Metropolitan Museum, 1992, p. 176.
44 Ibid., p. 225.
45 Comme soutenu, contre l’interprétation précédente, dans Lubomír Konečný, « An Unexpected Source for Jusepe de Ribera », Notes in the History of Art, vol. 13, n° 2, hiver 1994, p. 21-24, ici p. 24, note.
46 Cf. Alfonso E. Pérez Sánchez, Nicola Spinosa (dir.), Jusepe de Ribera, op. cit., p. 213.
47 On peut signaler au passage deux gravures tirées des Batailles des Médicis (ca. 1614-1620) de Callot qui obéissent aux mêmes rapports de grandeurs et dont les motifs ont pu lointainement influencer Goya dans son dessin : celle de la Prise de la ville de Bone, où l’on aperçoit des assaillants gravir les échelles posées contre les remparts de la cité assiégée, et surtout celle intitulée Le Grand duc fait fortifier le port de Livourne, où la répartition des masses accentue l’impression de voir un géant dont le propre corps se nourrirait du travail des bâtisseurs. Mais peut-être s’agit-il, après tout, d’une illusion rétrospective due au portrait-charge de Louis-Philippe en Gargantua par Honoré Daumier (La Caricature, 15 décembre 1831).
48 Cela en dépit du fait bien connu que Le Caravage, dans ses trois versions du sujet (Prado, Vienne et Rome), prête ses propres traits au géant vaincu. Cf. sur ce point Catherine Puglisi, Caravage, trad. de l’anglais par Denis-Armand Canal, Paris, Phaidon, 2007 [1997], p. 15.
49 Horst Bredekamp, Stratégies visuelles de Thomas Hobbes. Le Léviathan, archétype de l’État moderne. Illustrations des œuvres et portraits, trad. de l’allemand par Denise Modigliani, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2003 [1999], p. 46.
50 Ibid., p. 135.
51 Werner Hofmann, Goya, op. cit., p. 237-238. On trouve par ailleurs un autre cas de rapprochement de cette nature chez Jean Clair, mais il est trop général et distendu pour être véritablement pertinent ; bien qu’il soit reproduit dans le cahier d’images (ill. 46), le dessin de l’Ermitage n’y est d’ailleurs que mentionné dans son rapport à l’univers swiftien. Cf. Jean Clair, Hubris. La Fabrique du monstre dans l’art moderne. Homoncules, Géants et Acéphales, Paris, Gallimard, 2012, p. 98.
52 Nigel Glendinning, Arte, ideologia y originalidad en la obra de Goya, op. cit., p. 102.
53 Cf. Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image. Conférences Adorno, Francfort 2007, trad. de l’allemand par Frédéric Joly, Paris, La Découverte, 2015.
54 Horst Bredekamp, Stratégies visuelles de Thomas Hobbes, op. cit., p. 129.
55 Sur la traduction du « awe » hobbesien par le mot de « terreur » en lien avec la notion de « révérence » qu’on mentionne en suivant, cf. le commentaire de Carlo Ginzburg inspiré des recherches de Bredekamp : Carlo Ginzburg, « Peur révérence terreur : relire Hobbes aujourd’hui », 2008, dans Carlo Ginzburg, Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique, trad. de l’anglais et de l’italien par Marc Rueff, Dijon, Les presses du réel, 2013. Sur ce sujet, cf. également Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images. Sienne, 1338, Paris, Seuil, 2013.
56 Cf. Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1990 [1966], p. 25.
57 Cité dans Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, trad. de l’anglais par Jean-Philippe Genet et Nicole Genet, Paris, Gallimard, 2000, p. 657.
58 Horst Bredekamp, Stratégies visuelles de Thomas Hobbes, op. cit., p. 115.
59 Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, p. 12-13.
60 Bosse, par exemple, figura ainsi Louis xiii dans une gravure des environs de 1635, où le roi souriant, une peau de lion sur la tête, une masse derrière l’épaule et la main sur la hanche, observe le spectateur qui aperçoit au loin le tumulte d’une bataille.
61 Nigel Glendinning, Arte, ideologia y originalidad en la obra de Goya, op. cit., p. 9.
62 Victor I. Stoichita, Anna-Maria Coderch, Le Dernier carnaval, op. cit., p. 310.
63 Bartolomé Bennassar, Velázquez. Une vie, Paris, Fallois, 2010, p. 125. Cf. également Jonathan Brown, Velázquez, trad. de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Paris, Fayard, 1988, p. 112.
64 On songe, à ce sujet, à la pénétrante remarque de Lionello Venturi, remarquant qu’« ils furent très contents de se voir reproduits tels qu’ils étaient, parce qu’ils ne savaient pas ce qu’ils étaient en fait. » Lionello Venturi, Peintres modernes. Goya, Constable, David, Ingres, Delacroix, Corot, Daumier, Courbet, trad. de l’italien par Juliette Bertrand, Paris, Albin Michel, 1941, p. 27, souligné dans le texte.
65 À l’entrée de son Journal en date du 7 avril 1824, Delacroix note en effet « Charges dans le genre de Goya. » Eugène Delacroix, Journal, 1822-1863, Paris, Plon, 1996, p. 61, souligné dans le texte.
66 En 1831, le critique Gustave Planche résumait ainsi les sentiments mêlés que lui inspirait « l’alliance de l’allégorie et de la réalité » voulue par Delacroix : « Nous blâmerons le principe en lui-même, mais nous louerons l’exécution. » Cité dans Werner Hofmann, « Sur la Liberté de Delacroix », 1975, dans Ruptures et dialogues, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 2008, p. 63-64.
67 Horst Bredekamp, Stratégies visuelles de Thomas Hobbes, op. cit., p. 135.
68 Cité dans Sarah Symmons, Goya, trad. de l’anglais par Nordine Haddad, Londres, Phaidon, 2002, p. 299.
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