« Mama africa » : Catherine Coquery-Vidrovitch, de l’histoire de l’Afrique à l’histoire de l’esclavage

Par Anne Jollet
Publication en ligne le 13 novembre 2020

Texte intégral

1Entretien avec Catherine Coquery-Vidrovitch, professeure émérite d’histoire contemporaine de l’université de Paris 7, réalisé par Anne Jollet, maîtresse de conférences en histoire moderne, Université de Poitiers, le 2 mai 2018. Texte revu par Catherine Coquery-Vidrovitch et Anne Jollet.

2Anne Jollet* : Je propose que nous procédions de façon rétrospective, que nous partions du présent pour remonter à travers ta longue activité d’enseignante et de chercheuse dans le domaine, longtemps si délaissé en France, de l’histoire de l’Afrique. Partons de ce livre paru récemment, Les routes de l’esclavage.1 Cette publication témoigne d’un déplacement de tes travaux, de l’histoire de l’Afrique à celle de l’esclavage. Aussi d’une forme d’écriture tournée vers un public plus large que celui des spécialistes. Pouvons-nous revenir sur cet ouvrage ? Pourquoi maintenant ? A qui s’adresse-t-il ?

3Catherine Coquery-Vidrovitch : C’est un livre tout public, bien sûr, que j’espère lu bien au-delà de nos frontières, mais il s’adresse certainement d’abord aux Français. Parce qu’en France, la découverte de l’histoire de l’esclavage a été tardive et l’enseignement de cette histoire est récent. Le sujet a longtemps été un tabou généralisé, un peu comme Vichy, pour les Français, puisqu’il a fallu Robert Paxton, un historien américain, traduit en 1973, pour que l’on en débatte dans la société2. On ne parlait pas non plus de l’esclavage, nulle part. On l’avait oublié, on ne l’enseignait pas, sinon brièvement avec une carte sur la traite triangulaire, c'est-à-dire uniquement dans l’Atlantique nord.

4Ce qui m’intéresse depuis que je suis à la retraite, c’est de découvrir de nouveaux champs. J’ai passé 40 ans de ma vie à travailler sur l’histoire africaine, à faire de la recherche et aussi des ouvrages de synthèse, mais finalement toujours pour mes collègues historiens, africains et français. Là, j’ai eu envie de faire partager le savoir que j’ai accumulé sur des questions qui n’ont jamais été enseignées ou très peu alors qu’elles ont agité l’opinion, comme l’esclavage ou la colonisation. Le dernier sujet à s’être réveillé, c’est l’histoire de l’esclavage et ce fut un réveil tardif. En 1998, la marche des Antillais, Français noirs de Paris, est passée totalement inaperçue, sauf des noirs. Je dois avouer que, moi-même, je n’y ai alors pas pris garde. Ce fut un cri : « Et nous, et notre histoire, pourquoi on ne l’enseigne pas ? ». C’est en phase avec ce mouvement que, l’année suivante, en 1999, Madame Taubira a proposé une loi condamnant l’esclavage3. La loi a fini par être votée, en 2001 ; son article 1 reconnaît que l’esclavage fut un crime contre l’humanité. Certains historiens l’ont d’abord condamnée comme anachronique : à l’époque, au 17ème siècle, l’esclavage n’était pas un crime contre l’humanité ; on reprocha aussi à la loi de ne parler que de l’esclavage atlantique, mais c’est la condamnation de cet esclavage là qui importait aux Antillais. Et Condorcet avait déjà écrit en 1781, en pleine période esclavagiste, que l’esclavage était un crime. Je le cite : « Que l’opinion ne flétrisse point ce genre de crime [l’esclavage], que la loi du pays le tolère ; ni l’opinion, ni la loi ne peuvent changer la nature des actions, et cette opinion serait celle de tous les hommes, et le genre humain assemblé aurait, d’une voix unanime, porté cette loi [sur l’autorisation de l’esclavage], que le crime resterait toujours un crime ».4 L‘objection de la non rétroactivité des lois ne tient pas aujourd’hui comme hier. L’article 2 de la loi Taubira était à mes yeux également décisif : puisque l’histoire de l’esclavage est un fait important, il fallait l’enseigner dans les établissements scolaires. Ce n’était alors guère le cas, en particulier dans l’enseignement primaire où les programmes n’avaient jamais mentionné l’existence de l’esclavage. Le respect de la loi Taubira dans l’enseignement primaire a mis six ans avant d’aboutir, compte tenu d’énormes réticences ; la question, mise au programme, fut rapidement retirée. Les enseignants n’ont eu gain de cause qu’en 2007, ce qui a permis au président Sarkozy de s’en attribuer le mérite.

5On s’aperçut alors qu’il existait peu de travaux sur la question. L’historienne Myriam Cottias, d’origine martiniquaise, a alors fondé un laboratoire CNRS devenu vraiment efficace à partir de 2006, le CIRESC (Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages), devenu une structure internationale en 2012. L’accumulation des recherches est donc récente. De son côté, le Brésil a fait, en quelque sorte, sa loi Taubira en 2003, sous la présidence de Lula : l’histoire africaine est seulement à ce moment-là introduite dans les programmes scolaires du pays – ceci alors que quelque 80% de la population brésilienne est d’origine, au moins en partie, africaine. En 2001, au congrès international des historiens africains à Bamako, un jeune historien sénégalais, Ibrahima Thioub, aujourd’hui recteur de l’université de Dakar, a présenté une contribution sur l’esclavage africain, très mal reçue par ses collègues, parce que, jusqu’alors, la question était en Afrique aussi un tabou. Hardi, Thioub a estimé que si l’esclavage suscitait autant de réactions, c’était un bon sujet d’histoire. Il a donc lancé une équipe et, depuis, l’histoire des traites et de l’esclavage africain s’est développée de façon internationale. C’est dans ce contexte qu’Éric Mesnard, spécialiste de l’esclavage atlantique dans les Caraïbes, et moi-même avons entrepris de travailler, non pas sur l’esclavage, mais sur l’histoire des esclaves, ou plutôt des « esclavisés » d’Afrique en Amérique.5 Ce livre est basé sur des récits d’anciens esclaves, nombreux à partir du 18ème siècle. Au 19ème siècle, ces récits sont le plus souvent écrits en anglais, les esclaves libérés étant devenus militants anti-esclavagistes. Je me suis plutôt réservée les récits de la première génération, celle des esclavisés qui avaient connu le rapt en Afrique, les caravanes et les transferts sur les bateaux et le début de l’esclavage aux Amériques.

6AJ On comprend bien combien les débats socio-politiques autour de l’esclavage ont orienté ton travail ces dernières années. Nous remontons donc dans les années 2010. Peux-tu revenir sur ce livre avec Éric Mesnard qui est une étape importante pour toi ?

7CVV Oui, ce livre est important car ce livre a été lu par la réalisatrice Fanny Glissant, petite-nièce d’Edouard Glissant, qui a convaincu ARTE d’en faire la base d’un grand reportage6. Dont Éric et moi sommes devenus les conseillers. Comme j’avais travaillé la question depuis le début des années 2000, j’avais un carnet d’adresses bien fourni qui a servi de point de départ. Au total, l’équipe a organisé plus de 40 interviews de spécialistes internationaux qui ont chacun parlé plusieurs heures. Tout a été retranscrit, et ce fut une ressource formidable, de même évidemment que leurs ouvrages très novateurs. Albin-Michel m’a demandé d’en concevoir une synthèse historique tandis que l’équipe d’Arte (Arts et Balises) réalisait son film.7 Le livre et le film ne se reproduisent donc pas.

8Je me suis intéressée aussi à l’histoire de l’esclavage parce qu’étant à la retraite, je suis une chercheuse impénitente et disponible ; je m’intéresse à ce que je ne connais pas assez bien à mon goût. Mon intérêt pour l’esclavage découlait assez naturellement de mes travaux antérieurs, qui s’inscrivaient dans la grande période du renouveau français sur l’histoire de la colonisation. J’étais là davantage dans mon domaine.

9L’intensité de la polémique explique aussi mon volonté d’approfondir le travail autour de l’esclavage et de diffuser les connaissances sur le sujet. La polémique s’est d’abord traduite par une réaction des conservateurs contre la loi Taubira. Les Chambres avaient voté la loi à l’unanimité mais cette entente ne dura pas. La riposte vint des héritiers de l’OAS. En février 2005, fut introduit subrepticement un article qui mit le feu aux poudres, dans une grande loi qui visait à régulariser la situation administrative des anciens combattants d’Algérie. L’article 4 de cette loi stipulait qu’il fallait enseigner dans les écoles «  les aspects positifs de la colonisation, en particulier en Afrique du nord ». Des historiens « de gauche » réagirent contre une injonction morale introduite par le monde politique dans une question de savoir : Michèle Riot-Sarcey et Gérard Noiriel ont alors créé le CVUH, le Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire. La querelle, y compris chez les historiens, prit une tournure politique, à propos des aspects « positifs » ou « négatifs » de la colonisation. Or, la colonisation est un fait qui a eu des effets très variés. Bien sûr, il y eut création d’hôpitaux, obligation de vaccinations, introduction d’un petit nombre d’écoles. Mais ce qui paraît positif dans l’immédiat peut se révéler négatif à terme et réciproquement. Prenons l’exemple de la démographie : l’institution de la médecine préventive aux colonies, dans les années 1945-1950, a fortement diminué la mortalité grâce aux vaccinations. Mais que se passa-t-il ensuite ? Tous ces bébés sauvés, six ans après il fallait les mettre à l’école et vingt ans plus tard leur donner du travail. Or, les indépendances en 1960 laissèrent des États dépourvus de tout, et surtout de moyens. Positif ou négatif ? C’est absurde : on ne va pas accuser les médecins d’avoir sauvé des vies, ou accuser les politiques de ne pas avoir prévu l’avenir, car ils vivent dans le présent et pas dans le futur.

10En 2005, l’historien Olivier Grenouilleau a publié un ouvrage original et documenté pour l’époque, sur l’histoire de l’esclavage atlantique, qui a pris tout le monde de court, bien que, travaillant quasi exclusivement sur des travaux de langue anglaise, il ne traitât que de l’Atlantique nord (or 45% des esclaves ont été débarqués en Amérique latine par l’Atlantique sud). Dans la conclusion, il entendait démontrer, à partir d’hypothèses chiffrées aujourd’hui mises en doute, que les traites arabo-musulmanes anciennes avaient été en nombre plus importantes que la traite atlantique. Cela introduisait la concurrence des victimes. Le seul chiffre authentifié, ce sont les 13 millions d’esclaves qui ont débarqué dans les Amériques. Pour le Sahara ou l’océan Indien, les données sont hypothétiques parce que les études n’ont pas encore été faites et sont plus difficiles dans la mesure où les comptabilités étaient moins bien tenues qu’en Occident. On arrive, vraisemblablement, à un chiffre du même ordre, à peu près 12 millions pour la Méditerranée et l’océan Indien, mais pas du tout sur le même laps de temps. L’esclavage lié aux pays musulmans a duré dix siècles. L’esclavage atlantique trois siècles. Ces deux réalités sont difficiles à comparer. Les discussions se sont donc engagées de façon bancale. Le livre d’Olivier Petré-Grenouilleau a reçu le prix du Sénat, reconnaissance officielle qui a amplifié l’impact de l’ouvrage. Une association antillaise a attaqué l’auteur, à cause d’une interview dans le Journal du Dimanche du 12 juin 2005, dans laquelle il affirmait que « la traite négrière n’était pas un crime contre l’Humanité car il ne s’agissait pas d’un génocide ». L’association a porté plainte au nom de la loi Taubira. Des historiens, mal informés, ont pensé, de bonne foi, que c’était le livre qui était accusé. Ils ont pris parti pour l’auteur. La colonisation était-elle un bien, était-elle un mal ? Une dizaine de livres ont traité ce sujet entre 2005 et 2008. Ces livres étaient pour leur quasi totalité des ouvrages grand public qui insistaient sur le positif de la colonisation.

11Cela m’a exaspéré parce que ce n’était pas une approche d’historien et, dans le cadre du CVUH, j’ai publié Les enjeux politiques de l’histoire coloniale8. Je voulais montrer que l’enjeu de ces débats n’était pas moral mais politique. J’ai donc repris l’historique précis : la marche des Antillais, puis la loi Taubira, puis l’article 4, puis « l’affaire » Grenouilleau. Tout cela avait eu un fort écho chez les historiens, d’autant que l’éditeur du livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau était Gallimard, dans une collection dirigée par Pierre Nora. Six mois après le CVUH, René Rémond, historien, disons du centre conservateur, lançait à son tour, en novembre 2005, l’association Liberté pour l’histoire (reprise à sa mort par Pierre Nora). C’est dans ce contexte que j’ai relu le fameux discours de Dakar de Sarkozy (juillet 2007) : je fus effarée qu’en dépit de tout ce travail des historiens, un président de la République soit encore capable de proclamer en 2007 que les Africains n’étaient pas suffisamment entrés dans l’histoire.

12S’en sont suivis des débats virulents sur les « lois mémorielles ». Celles-ci, désignées globalement, ont des objets très différents. La loi Gayssot de 1993 condamne les actes antisémites et tous les actes racistes, c’est la seule à prévoir délits et châtiments. La deuxième loi est la loi Taubira, déclarative. La troisième loi fit davantage débat : elle condamne le génocide arménien de 1915 qui était alors encore discuté (une autre loi plus tardive a rajouté les sanctions). La quatrième loi mémorielle était le fameux article 4. Bien qu’il se fût agi de lois très différentes, Liberté pour l’histoire réclamait leur suppression globale. C’était habile, parce qu’il était évident que l’on ne supprimerait jamais la loi Gayssot. Ce qui était visé, c’était la loi Taubira. Mon ouvrage, qui reconstitue de façon précise l’histoire de ces querelles, s’est trouvé bien isolé. Il s’est mieux vendu en 2017 que l’année de sa parution en 2009 !

13AJ Pourrais-tu revenir sur les liens de cette activité avec tes travaux sur l’histoire de l’Afrique dans tout cela ?

14CVV Je me considère comme une généraliste de l’histoire africaine, compte tenu de mon ancienneté dans le domaine et de mon souci de toujours comparer sur ce continent ce qui s’est passé dans l’espace et dans le temps. Cela s’est exprimé dès le premier ouvrage « grand public » que j’ai écrit à ma retraite, Petite histoire de l’Afrique au Sud du Sahara, de la Préhistoire à nos jours.9 C’était à l’origine un cours que j’ai peaufiné pendant des années. D’abord pour mes étudiants américains de la State University of New York (où j’ai enseigné six semaines par an de 1982 à 2005), puis pour mes étudiants français. Je l’ai publié car il n’existait pas de synthèse comparable (en 300 p. !) en français sur l’histoire africaine Ce livre est tombé sous les yeux d’une conservatrice du musée du Quai Branly, Gaëlle Beaujean, qui a voulu en faire une exposition : l’amplitude de l’histoire africaine et son rôle dans l’histoire du monde vus à travers ses objets d’art, considérés jusqu’alors en tant qu’objets esthétiques ou anthropologiques, mais dont on ne connaissait en général ni l’auteur, ni la date. J’ai été commissaire associée à Gaëlle Beaujean de l’exposition qui a vu le jour après cinq ans de travail (janvier à novembre 2017) 10. Nous avons mis deux ans à convaincre les autorités du musée Branly d’accepter l’idée d’histoire (ce qui a été accepté, à condition que le terme ne figure pas dans le titre de l’exposition). Jusqu’à cette date, il n’y avait eu au musée, depuis sa création, que deux petites expositions traitant de l’histoire africaine, par les deux spécialistes du musée sur cette question, toutes deux en 2009-2010 : pendant que Gaëlle Beaujean montait alors une exposition sur la monarchie d’Abomey au 19ème siècle, Sarah Frioux-Salgas en présentait une sur la revue Présence africaine de 1947 à nos jours.11 L’idée de « l’Afrique des routes » était de montrer que l’Afrique a joué un rôle dans la construction géopolitique du monde comme les autres continents.

15J’ouvre ici une parenthèse sur la difficulté à introduire l’histoire africaine dans les programmes d’enseignement : une brève apparition au programme de 5ème  (trois heures dans l’année sur les empires de l’or africain, entre 2007 et 2015), a suscité des contestations agressives : on allait perdre trois heures d’histoire nationale pour enseigner l’Afrique ! Or, je l’explique dans ce petit livre, et le film sur « Les Routes de l’esclavage » illustre l’idée : l’Afrique eut au Moyen Âge une importance cruciale, y compris pour l’histoire de l’Europe. Avec l’essor arabo-musulman, la grande puissance, c’est alors l’Afrique subsaharienne, qui a approvisionné en or le monde entier par le nord à travers le Sahara, et par le sud vers l’Océan Indien, et a fourni les esclaves, une formidable force de travail mise au service de l’ensemble des continents qui les recevaient. C’est un travail forcé, certes, mais un travail fondamental pour l’histoire du monde. Ces siècles d’or furent ceux du royaume du Ghana (sur le fleuve Sénégal) - à distinguer du Ghana actuel - puis de l’empire du Mali, et de l’empire Sonrhaï, un peu plus à l’est, sur le fleuve Niger. L’or africain représentait 80% de l’or occidental jusqu’à la découverte de l’Amérique du sud ; l’ouest africain a approvisionné l’Europe occidentale par le biais du commerce transsaharien, comme le fut aussi le monde asiatique par l’océan Indien, à partir de Zimbabwe, en Afrique australe. Les esclaves des plantations de canne à sucre, introduites par les Portugais d’abord sur l’île de São Tomé en Afrique et de là au Brésil, ont constitué une force de travail fantastique pour la genèse du monde capitaliste occidental.

16J’ai été la responsable du catalogue de l’exposition pour lequel j’ai rassemblé les meilleurs spécialistes de chacune des périodes. C’est donc un bon livre d’histoire qui présente un bilan actualisé des connaissances. 12 C’est un peu dommage que la formule « catalogue d’exposition » - qui a l’avantage d’être très bien illustré -, attire moins les enseignants qu’un livre d’éditeur, mieux diffusé en librairie.

17AJ C’est impressionnant de constater ton engagement dans le présent, dans les débats de société comme dans ce que tu mesures de lacunes historiographiques. On sent à t’entendre combien l’histoire pour toi se pratique au présent. On pourrait dire plus justement se vit au présent. Ce qui n’interdit pas de remonter un peu le temps, ce passé historien ayant eu aussi son présent, pas très lointain !

18CVV Les années 2010 ont été très actives pour moi avec la Petite Histoire de l’Afrique, le travail sur l’esclavage et l’exposition.13 Ce qui m’intéresse beaucoup aussi, c’est l’africanisation du savoir historique, dont un aspect est la révision d’une grande œuvre en huit volumes de l’UNESCO, L’histoire générale de l’Afrique, publiée en français, en anglais et en arabe. Le projet avait été lancé par la jeune Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et réalisé entre 1964 et 1999. C’était une œuvre collective rassemblant de nombreux historiens internationaux, dont beaucoup non africains car ces derniers n’étaient pas nombreux. Cette œuvre datait, il fallait la réviser. Un nouveau conseil scientifique a été constitué, composé à la différence du précédent essentiellement d’historiens africains, d’Afrique ou de la diaspora. Ces quinze personnes ont travaillé ensemble pendant cinq ans. Il fallait choisir entre les thèmes, entre les auteurs aussi… et s’entendre entre historiens d’origine variée, certains étaient Africains en Afrique, d’autres Américains, Caribéens, Brésiliens, Indiens ; nous étions seulement deux blancs, le canadien Paul Lovejoy et moi. Il a fallu faire connaissance. En effet, j’étais pour certains historiens africains-américains la représentante du colonialisme, en triple qualité de blanche, de femme et de descendante, du fait de ma nationalité, des colonisateurs. Cela a été passionnant que d’apprendre à discuter ensemble. Les trois volumes prévus doivent sortir en 2020.

19AJ Nous sommes toujours dans cette phase que tu poursuis de retraite active. Une quinzaine d’années intenses.

20CVV Oui, depuis 2002, j’ai beaucoup produit, seule ou avec beaucoup d’autres, pour diffuser l’histoire de l’Afrique. Je pourrais évoquer les revues, comme le dossier que tu m’as demandé d’animer pour les Cahiers d’histoire, auquel Paul Lovejoy a contribué.14 Auparavant, j’étais investie dans la recherche au niveau de l’enseignement supérieur, et je n’avais pas fait d’ouvrage grand public.

21J’en viens à ce que tu interroges : pourquoi, dans ma jeunesse, ai-je choisi l’histoire africaine, qui à l’époque n’intéressait presque personne en France ? Le déclic fut la guerre d’Algérie. En 1960, j’étais jeune agrégée, professeure de lycée et je cherchais un sujet de thèse en histoire médiévale. Le professeur Yves Renouard, dont j’avais adoré les cours d’agrégation, me proposa « Paris au 15ème siècle », beau sujet, me dit-il, mais très difficile et il a ajouté : « Je ne vous garantis pas que vous n’y passerez pas votre vie ». Je me suis demandée si j’avais envie de passer ma vie au 15ème siècle ; il y avait la guerre d’Algérie, Michel, mon mari, jeune agrégé de géographie, venait d’être mobilisé. Comme il était très myope et à l’époque asthmatique, il fut classé « inapte opérationnel », ce qui m’a beaucoup soulagée, et il a été affecté au service cartographique de l’armée à Oran. J’ai utilisé mon congé de Pâques pour le rejoindre, puis je suis allée accoucher de ma fille ainée en Algérie en juillet 1960. J’ai trouvé ce pays d’une beauté éclatante, les gens très attachants, l’histoire formidablement complexe. À la différence de l’Afrique subsaharienne, l’histoire de l’Afrique du nord était assez bien connue grâce à Charles-André Jullien, grand anti-colonialiste et professeur d’histoire de la colonisation (avant la Sorbonne, il avait occupé un poste à Alger de 1947 à 1951). Il disait lui-même que son premier article anticolonial datait de 1914.

22À mon retour, j’ai commencé par trois ans d’arabe aux Langues O. 15 J’y ai même été interrogée par Régis Blachère, un grand monsieur aveugle fort impressionnant. Puis j’ai arrêté cette formation car, entretemps, j’avais décidé de travailler sur l’Afrique au sud du Sahara, sur une zone peu islamisée, l’ancienne Afrique équatoriale française. Mais je n’ai jamais regretté cet apprentissage qui m’a fait comprendre la résonance de la structure d’une langue sur certains fonctionnements sociaux.

23AJ Peux-tu nous en dire un peu plus sur la construction de cette histoire de l’Afrique en France?

24Charles-André Jullien a été professeur à Alger puis à la Sorbonne. Il a dirigé des thèses d’État qui font date, notamment sur la Tunisie, sur l’Algérie, sur le Maroc. Il m’a orientée vers son successeur Jean Ganiage, qui était alors son gendre. Celui-ci, quand il m’a reçue en 1961, a eu une phrase malheureuse : “ Les femmes sont faites pour écrire les thèses de leur mari“. Je ne l’ai plus revu. Il n’existait pas encore d’historien de l’Afrique noire. J’écrivis à Pierre Renouvin, professeur d’histoire internationale, qui me répondit d’attendre l’année suivante (1962) où seraient élus à la Sorbonne deux spécialistes d’histoire africaine.

25J’avais alors décidé de travailler sur  l’Afrique subsaharienne parce que, entre temps, j’avais rencontré Henri Brunschwig, élu en 1961 directeur d’Études à la 6e section de l’École pratique des Hautes Études (future EHESS). À l’époque, on parlait encore d’ « Afrique noire ». Le terme avait été créé lors de la colonisation ; il n’est plus utilisé dans la recherche du fait de ce qu’il véhicule de représentations liées à cette origine coloniale. Brunschwig incarnait la transition entre l’histoire de la colonisation (ou histoire de la France en Afrique) et l’histoire africaine au temps de l’occupation française. Comme à cette époque les directeurs d’Études n’avaient pas encore le droit de diriger des thèses d’État, je commençai avec lui une thèse de 3e cycle, À la Sixième section, Fernand Braudel avait créé des centres interdisciplinaires, dont le centre d’Études africaines en 1958. L’historien était Brunschwig, qui cohabitait avec des linguistes, dont Pierre Alexandre, une sociologue spécialiste des femmes, Denise Paulme, un géographe, des anthropologues, etc. Un cours pluridisciplinaire avait été organisé pour initier les jeunes chercheurs, dont j’étais, aux sociétés africaines. Je suis restée dix ans dans ce centre (1962-1971).

26Dès son élection, je rendis visite à Hubert Deschamps, professeur en Sorbonne, homme très courtois mais un peu surpris au démarrage qu’une jeune femme mariée et, de surcroît, mère de famille, fasse un choix alors étrange en histoire. J’ai travaillé jusqu’à ma soutenance en 1970 sur la domination et l’exploitation coloniale dans le premier tiers XXe siècle au Gabon, Congo, Centre Afrique (Oubangui-Chari à l’époque), et Tchad.

27AJ On peut revenir à ce propos sur une de tes publications récentes, celle du rapport Brazza, qui se rattache à ce moment de ton histoire.16

28CCV C’est une publication qui me tient à cœur. J’avais retrouvé en 1965, parmi une centaine de dossiers des Archives nationales d’Outre-Mer, un document supposé perdu ou détruit ; c’était le rescapé d’un rapport de 130 pages primitivement imprimé en dix exemplaires, rédigé à partir des notes de Pierre Savorgnan de Brazza et de ses compagnons17. Brazza avait été envoyé en 1905 en Afrique équatoriale à la suite d’un scandale : en 1903, trois administrateurs avaient en Oubangui-Chari « fêté » le 14 juillet en faisant sauter un « indigène » à l’aide d’un bâton de dynamite introduit dans son anus. Le fait fut connu à Paris en 1905, au moment où éclataient les grands scandales dits du « caoutchouc rouge » au Congo côté belge. Un homme réputé intègre comme Brazza, en retraite à Alger, fut rappelé en mission d’inspection pour servir de garant du côté du Congo français. Las ! Envoyé pour six mois avec une douzaine de collaborateurs qui rédigèrent une quinzaine de rapports accablants, Brazza mourut sur le chemin du retour et c’est le ministère qui rédigea le rapport final, néanmoins jugé suffisamment sévère pour que le gouvernement refuse sa publication. In fine, le rapport a disparu. Quand en 1972 ma thèse a été publiée, cela faisait longtemps que cette affaire avait été oubliée. Jusqu’au jour où, en 2010, un jeune éditeur est venu me proposer de commenter et publier ce texte que j’étais la seule à avoir lu. Je suis retournée aux archives où venaient d’être retrouvés les rapports originaux des adjoints de Brazza, et j’y trouvai ce mot croustillant du directeur des affaires africaines du Ministère : « 10 exemplaires imprimés par l’Imprimerie nationale, un exemplaire pour le ministre et les 9 autres dans le coffre-fort du ministre ». C’était un secret d’État. Un autre scandale encore pire avait été étouffé l’année suivante, en 1906, dans la même région : dans le cadre de l’entreprise la M’Poko, 750 indigènes avaient été assassinés parce qu’ils ne récoltaient pas assez de caoutchouc Ceci, je l’avais déterré grâce à la rencontre au Gabon d’un très vieux gouverneur, Gaston Guibet, qui avait été jeune administrateur stagiaire en 1906 dans la région. La chance a voulu qu’on se retrouve dans l’intérieur du pays, lui était dans un petit avion qui avait atterri en catastrophe et moi j’étais seule avec mon sac à dos en train de me promener sur la piste de Brazza. Il m’a alors dit : « Si vous trouvez quelque chose dans les archives de la compagnie concessionnaire de la M’poko, je pourrai vous raconter l’histoire ». De retour à Aix, j’ai trouvé dans les archives de la M’Poko trace du drame. Le gouverneur Guibet est alors remonté de Nice pour me raconter ce qui n’était pas dans les archives. Entre autres, il avait été convoqué par le ministre qui lui avait demandé sa parole d’honneur qu’il n’en parlerait pas. L’affaire de la M’Poko a donc été enterrée jusqu’en 1966. Le secret a été total. J’ai compris plus tard que Guibet l’avait confié à la jeune historienne que j’étais parce qu’il n’avait pas envie de mourir avec ce secret. Ce sont des joies pour le chercheur que de débusquer de telles sources.

29AJ Parle-nous donc de ce qu’était Paris-7, cette université nouvelle ?

30CC : En 1969-70, l’ancienne Sorbonne, forte de quelques 300 000 étudiants, fut partagée entre sept universités. Les historiens se répartirent entre trois. Paris 7 (Jussieu) fut choisi par les « originaux » ou réformateurs. Ce fut surtout le choix de jeunes enseignants non conformes. Les « classiques » sont allés à Paris 1 et les « conservateurs » à Paris 4. Les historiens de Paris-7 militaient contre le quadripartisme, cette division en quatre périodes canoniques de l’histoire (ancienne, médiévale, moderne et contemporaine), vision occidentale franco-centrée, car la plupart d’entre eux travaillaient sur l’histoire du monde. Le Ministère bloqua : « Ou vous adoptez le quadripartisme ou vous n’aurez pas le diplôme national ». Par le biais de ce que l’on appelait alors des « UV » groupés, on l’a fait quand même. .Mais au fil des ans cela s’avéra de plus en plus difficile ; l’enseignement est redevenu quelque peu académique en reconstituant les quatre sous-sections.

31Mais la majorité des enseignants au démarrage (seulement deux professeurs « rénovateurs », Emmanuel Le Roy Ladurie et Jean Chesneaux, et une douzaine de maîtres assistants), travaillaient sur les pays du sud. Je croisai dans le couloir un jour, en 1974, notre président Michel Alliot. C’était un juriste qui avait enseigné à Madagascar, convaincu de la nécessité de la pluridisciplinarité. Il me lança: « Il y a beaucoup de gens qui travaillent sur le Tiers Monde (c’était le mot à l’époque), vous devriez faire quelque chose ». J’ai saisi l’idée, et le grand géographe Jean Dresch (spécialiste d’Afrique du nord) m’a donnée carte blanche pour proposer une unité de recherche. Ce laboratoire, vite accepté, est devenue en 2001 laboratoire du CNRS (Tiers-monde, Afrique).

32Dès lors, il s’agissait de maintenir le cap et la bataille fut rude, car notre pluridisciplinarité (histoire, géographie, sciences politiques et relations internationales) nous rendait « incasables », en sus de s’affirmer pluri-zones : certains travaillaient sur l’Afrique au sud du Sahara, d’autres sur l’Afrique du Nord ou le Proche Orient, d’autres sur l’Asie du Sud-est. Cela permettait de comparer des thèmes ciblés : processus d’urbanisation, formation de l’État, questions de « genre » (qu’on n’appelait pas encore comme cela), syncrétismes culturels. Mes domaines de recherche correspondaient à ce collectif. Je suis devenue responsable du laboratoire, d’abord dénommé « Connaissance du Tiers-monde ». puis «  des Tiers-Mondes ». L’expression devenant ringarde, nous nous sommes transformés en SEDET : « Sociétés en Développement dans l’Espace et le Temps » puis, sans changer de sigle, « Études Transdisciplinaires ». Aujourd’hui, le laboratoire est associé aux Langues O sous le nom de « CESSMA » 18. .Nous avons organisé une bonne dizaine de conférences internationales fondées sur le comparatisme qui ont toutes été publiées, la plupart par l’Harmattan, parfois chez Karthala.

33AJ Outre cette impulsion donnée au travail collectif, quels ont été tes propres travaux dans ce contexte?

34CCV À partir de l’histoire africaine, j’ai lancé en France des études déjà entamées dans le monde anglo-américain, avec lequel je me familiarisai, outre mes séjours annuels réguliers à la SUNY, grâce à une série de séjours de recherche : six mois à Princeton, un semestre à Washington DC et aussi à Cambera en Australie. Il existe au moins dix fois plus de spécialistes sur l’histoire africaine aux États-Unis qu’en France ; sur la période coloniale il n’y a pas une seule région d’Afrique (y compris francophone) pour laquelle il n'existait au moins un livre fondamental en anglais. Cela me permit d’aborder des ouvrages de synthèse sur des sujets neufs en France, comme l’histoire des villes africaines des origines à la colonisation, puis l’histoire des femmes africaines (Michelle Perrot, ma collègue, venait de diriger une histoire des femmes en Occident). Je lançai une série de thèses sur ces thèmes.

35On me surnomma paraît-il l’ « Américaine », en un temps ou un fossé historiographique existait entre les deux langues. Exemple : un jour, je rapportai des États-Unis un ouvrage novateur sur l’histoire de la santé en Tanzanie. J’ai présenté le livre dans un colloque rue Malher (Paris 1) en le qualifiant de tout récent, puis j’ai regardé la date, on était en 1982 et il datait de deux ans auparavant ce qui me fit corriger le propos : non, il datait déjà. La salle a ri et je ne comprenais pas pourquoi. C’est qu’on n’était pas encore à l’ère d’internet, et la circulation des ouvrages parus à l’étranger restait limitée. Pour connaître cette production, il fallait aller dans le pays, acheter les livres sur place et aussi photocopier une masse de documents, revues, etc. C’est ce que je faisais pour connaître et faire connaître l’énorme production des États-Unis.

36AJ : C’est en partie la fonction des revues de jouer ce rôle de passeur. Est-ce qu’il existait des revues qui faisaient entrer cette littérature en France ?

37CCV : Oui, en France il y avait depuis 1960 la revue de l’EHESS Cahiers d’études africaines, revue interdisciplinaire, qui existe toujours mais de plus en plus tournée vers l’anthropologie. En anglais, il en existait trois consacrées à la seule histoire africaine. La revue anglaise fondamentale spécialisée est le Journal of African History, publiée par l’université de Cambridge, à laquelle j’étais abonnée. Un peu plus tard fut créée une revue états-unienne, l’International Journal of African history. En français, il n’existait qu’une revue généraliste, la Revue d’histoire de la France d’outre-mer, longtemps restée marquée par son inscription dans l’histoire coloniale, mais qui heureusement a beaucoup évolué depuis. 19

38AJ : En France, il n’y a toujours pas de revue d’histoire africaine ?

39CCV : Les chercheurs de Paris 1 ont essayé il y a quelques années d’en créer une. Pourtant bien partie, elle s’est arrêtée au 6e numéro. L’un des animateurs, François- Xavier Fauvelle, a été nommé en Éthiopie, ce qui a stoppé l’éditeur qui lui était très lié.

40AJ : Peux-tu revenir sur la place de Présence africaine dans cette configuration ?

41CCV : Présence africaine joue son rôle ; c’est une revue pluridisciplinaire à forte tendance littéraire. C’est une revue africaine fondée par des Africains de l’ouest francophones et anglophones, créée en 1947 par le sénégalais Alioune Diop, préfacée par Jean-Paul Sartre et Georges Balandier. Elle a été très négligée par les chercheurs français, à l’exception d’Henri Moniot, enseignant de Paris 7 lui aussi, qui y faisait des comptes rendus assez souvent. Des collègues arabisants y ont écrit aussi. Pour son trentenaire, j’ai proposé un article sur l’histoire dans la revue Présence Africaine. Elle contenait beaucoup de choses très intéressantes méconnues du savoir français. L’histoire africaine de langue française a surtout été écrite par des historiens africains, souvent peu publiés, sauf par L’Harmattan qui a édité, entre autres, beaucoup de thèses. Il s’agit de recherches de terrain, souvent locales, À la bibliothèque de l’université de Conakry, plusieurs centaines de mémoire ont été déposés au temps du régime de Sékou Touré. C’est une mine méconnue. Notre laboratoire a lancé un programme pluriannuel où nos chercheurs sont allés faire l’inventaire de tout ce qu’il se trouvait dans les bibliothèques des départements d’histoire des universités francophones (deux volumes publiés). Nous avons beaucoup publié à cette époque à l’Harmattan, où un membre du laboratoire, Alain Forest, travaillait. J’ai obtenu pour organiser de grands colloques internationaux (sur les jeunes en Afrique, sur le travail, sur l’histoire des villes, des femmes … ) beaucoup de crédits quelquefois. Les reliquats ont servi à publier des mémoires ou des thèses de chercheurs africains. L’Harmattan continue aujourd’hui ce genre de choses en demandant une somme modérée (200 ou 300 euros, ce qui est beaucoup pour un chercheur africain), pour publier à compte d’auteur. Mais évidemment le labo sélectionnait les travaux qui en valaient la peine. La politique de l’autre éditeur du domaine, Karthala, créé en 1980, est différente : il ne publie que s’il y a une subvention L’Harmattan a été décrié du fait qu’il publie beaucoup ; néanmoins, sans ces deux éditeurs, la publication africaniste française serait misérable.

42AJ : Une maison d’édition comme La Découverte,  les Indes savantes  ont quelle place dans cette configuration ?

43CCV : Les Indes savantes  n’existaient pas encore à l’époque. Depuis, les Éditions de La Découverte jouent aussi un rôle important. Il faut aussi savoir que jusque dans les années 1990-2000, la quasi-totalité des doctorants en histoire africaine était constituée d’Africains.

44AJ: Et y avait-il des étudiantes aussi ?

45CCV : Au début de mon enseignement à Paris 7, non. C’était l’époque où les universités francophones n’avaient pas de 3ème cycle. Ce niveau a été créé en histoire dans les années 1975 à Dakar, et c’était la seule université francophone à fournir ce niveau. Je peux parler ici de mes liens spécifiques avec cette université. Je suis allée y enseigner d’abord trois ans (en 1970-72 je pense), à la faculté des sciences économiques où Samir Amin, économiste marxiste égyptien, bien connu déjà à l’époque, était professeur. Il a constaté que le programme de droit et d’économie était le même qu’en France, et que les étudiants sénégalais n’entendaient rien sur l’histoire et l’économie africaine. Il a fait créer en 2ème année un cours facultatif d’histoire africaine et un cours obligatoire d’anthropologie africaine, et m’a demandé de venir le faire six semaines par an, car la faculté exigeait un enseignant docteur d’État. Je me suis trouvée à la tête d’un amphithéâtre de 200 étudiants en anthropologie africaine. J’étais femme, représentante de la colonisation, non-musulmane. Il fallait donc que je fasse mes preuves d’autant que dans les années 1970 s’est développé un courant xénophobe. Un étudiant est venu une fois me dire: «  Vous ne trouvez pas ça bizarre, Madame, que ce soit vous qui veniez nous expliquer comment on vivait dans nos villages autrefois ? » J’ai répondu : « Vous ne croyez pas que chaque matin, quand je viens, c’est exactement ce que je pense ? ». Finalement, cela s’est bien passé, après une phase d’apprivoisement. C’est alors que Boubacar Barry, jeune maître assistant guinéen en poste à Dakar, historien, a eu l’idée de m’inviter au département d’histoire où ma qualité de Professeure habilitée par L’université de Dakar permit d’ouvrir une formation de DEA tenue par deux maîtres assistants, Boubakar Barry et Raoul Lonis (spécialiste d’histoire grecque). Ce dernier, antillais, avait des problèmes avec certains collègues africains qui ne comprenaient pas qu’il ne se fasse pas nommer en Guyane : c’est qu’il était spécialiste de la guerre à Sparte ! Entre 1972 et 1980, je suis venue six semaines par an au département d’histoire pour « légitimer » le cursus. Nous avons inauguré un programme annuel d’échanges d’enseignants et de doctorants entre Dakar et Paris-7, alors financé par le ministère français de la coopération. L’enseignant de Paris 7 venait enseigner une spécialité qui manquait à Dakar, comme l’histoire romaine, médiévale occidentale ou économique., pendant trois semaines ou un mois. En échange, un doctorant africain passait en France deux ou trois mois. Notre laboratoire a progressivement conclu des conventions de ce genre avec cinq ou six universités francophones (au Mali, au Niger, en Guinée, au Congo, à Madagascar et même au Rwanda). Ce furent des expériences très profitables, à la fois pour les étudiants français qui étaient ravis d’écouter à Paris un enseignant africain, et pour les enseignants français qui allaient en Afrique. Par exemple, Jean Bouvier, éminent spécialiste d’histoire économique, que j’avais eu beaucoup du mal à convaincre de partir, a passionné les étudiants sénégalais et, du coup, est reparti plusieurs fois, dont une fois à Madagascar. La réaction des collègues français était intéressante : la plupart découvraient un univers, mais une minorité d’autres supportaient mal l’expérience difficile de la confrontation avec le sous-développement.

46AJ : La question des écarts linguistiques a dû jouer son rôle dans ces difficultés ?

47CCV: C’est quelque chose que les écrivains africains de langue française ont fait découvrir. Les romanciers sont formidables ; mais, nous historiens, ne nous posions pas encore assez la question.

48AJ En remontant dans le temps, on arrive à l’étape de ton enquête pour ta thèse et aux débuts de cette recherche africaniste. Comment se débrouillait-on jeune femme française dans l’Afrique de l’Ouest des années 1960 ?

49C.CV : C’était l’inconscience de la jeunesse ! Cela ne m’a jamais posé de problème, je m’en étonne maintenant. Quand je suis partie la première fois en Afrique équatoriale, pour trois mois, j’ai fait les quatre pays. J’étais toute seule, avec mon sac à dos et une gourde qui fuyait, une moustiquaire, un filtre à eau portatif. J’ai connu des expériences tout à fait cocasses, comme avoir un trou dans une moustiquaire (ce qui est pire qu’être sans moustiquaire). Je passais souvent une demi-heure à coudre pour réparer les trous ! Côté français, je pouvais compter sur Jean Dresch, le grand géographe, anticolonialiste. Il était le seul qui pouvait me donner des conseils sur l’Afrique. Brunschwig n’était pas très prolixe sur les problèmes matériels. Dresch m’a mise en contact avec son cousin Durand-Réville qui était un gros bonnet des compagnies de l’Afrique équatoriale. Ce dernier m’a fait découvrir un peu ses archives, les comptes rendus des bilans annuels de l’une de ses sociétés. J’ai obtenu de lui, en me faisant passer pour une fillette bien gentille (j’ai jamais osé lui envoyer ma thèse, … j’aurais dû), il m’a écrit des recommandations auprès d’autres directeurs de sociétés héritières des compagnies concessionnaires. J’étais donc munie des lettres du grand chef : les directeurs locaux, impressionnés, me fournissaient des « occasions » : un moyen de transport, qui pouvait être, par exemple, un petit avion. Côté africain, les relations restaient néo-coloniales, comme au Gabon où le racisme était encore très présent. Par exemple, j’arrivais dans un bureau de poste et, parce que j’étais blanche, je passais la première alors qu’on était une file à attendre. J’étais une sorte d’électron libre. Par exemple, j’avais une lettre d’introduction pour le président du Gabon qui était mourant dans un hôpital français ; j’ai été reçue par son premier ministre qui m’a promis d’envoyer des télex partout pour annoncer ma venue en province. Cela devait m’aider à suivre l’itinéraire que j’avais planifié, de suivre les traces de Brazza. Mais aucun de ces télex n’est arrivé. Je devais en arrivant me débrouiller pour trouver la maison de commerce à laquelle, en général, je m’adressais. A défaut, je m’adressais à un blanc qui appartenait à une compagnie concessionnaire qui m’amenait à son patron. J’ai ainsi accompagné pendant une semaine un commis qui allait approvisionner les boutiques. Toutes ces improvisations étaient instructives de la situation coloniale.

50AJ: Tu avais finalement la possibilité d’accéder à tes archives en dépit de cette complexité ?

51CCV: Oui. Par exemple, à Lambaréné, qui est une île du fleuve Ogooué au Gabon, ma lettre de recommandation m’a fait accueillir par le sous-préfet. Deux Gabonais très gentils m’ont proposé des papiers de l’année passée. Après avoir expliqué que je voulais voir des papiers très vieux, ils ont pensé qu’il y en avait dans une cabane au fond du parc. Ayant perdu la clé, ils ont enfoncé la porte. Mais c’était la cabane de l’armurerie ! Quand ils eurent enfoncé la porte de l‘autre cabane, les papiers ont dégouliné avec plein de bestioles, si bien que je ne les ai pas beaucoup inventoriés ! À Ndjolé, les archives, pour faire de la place, avaient été dégagées d’une grande maison coloniale en bois avec une véranda tout autour. Elles étaient livrées aux pluies équatoriales ! Le gars m’a dit : « Vous prenez tout ce que vous voulez ». Alors j’ai pris une grande valise et j’ai pioché tout ce que je pouvais. Au retour, j’ai apporté ma valise à Mademoiselle Ménier, la conservatrice des archives à Paris. Très dubitative, elle croyait que je les avais volées !

52AJ : Il y a eu énormément d’archives perdues. Tout ce que tu évoques, ce sont des archives d’entreprises ?

53CCV : Non, ce sont les archives départementales. Théoriquement, elles avaient été rapatriées en France à l’indépendance, mais celles éparpillées dans les différents postes étaient restées sur place. Parfois, elles étaient bien rangées, quand le dernier administrateur en place en avait fait des paquets ficelés. À partir des années 2000, des centres d’archives ont été créés pour les rapatrier à Libreville pour le Gabon ou Brazzaville pour le Congo. À l’époque, à Bangui, en Centrafrique, les archives étaient perdues, on les a retrouvées plus tard dans un garage oublié. Au Tchad, des administrateurs militaires, passionnés d’archives avaient vraiment organisé un fond. De façon générale, dans un poste on trouvait toujours quelque chose. En 1965, cinq ans après l’indépendance, personne n’avait eu le temps d’y toucher. Les grandes entreprises de l’époque avaient toutes leur siège social en France, je n’ai trouvé quasiment rien sur place comme archives.

54AJ: Peux-tu évoquer les études d’histoire de ces années post-indépendance?

55CCV: La période a commencé à être étudiée plus tard par des chercheurs nationaux. Les historiens français se sont plutôt intéressés à la question des coopérants. Françoise Raison, qui a été professeur à Paris 7, a monté une équipe pour se faire. Les coopérants, souvent, ont découvert et pris le goût de l’Afrique. Beaucoup de chercheurs ont commencé par là. Mais c’est maintenant que l’on commence à s’intéresser à la période post-lndépendance.

56Ce qui m’a le plus marqué à l’époque au Gabon, c’est le racisme, et le mépris des ex-colons et même des coopérants pour les noirs. J’aurais plein d ‘anecdotes à de propos.

57Quand je suis arrivée deux ans après en Côte d’Ivoire, je rencontrai des jeunes chercheurs, la plupart anthropologues, comme Marc Augé ou Jean-Louis Boutillier. Ils se plaignaient du racisme ambiant. Je leur rétorquais: « au Gabon, c’est bien pire ». À Abidjan, j’ai pu voir évoluer les rapports entre Ivoiriens et expatriés. J’y suis allée, plus ou moins, de cinq ans en cinq ans. La première fois, en 1967, les blancs étaient d’un côté, les noirs de l’autre. Cinq ans après, on voyait dans les grands hôtels quelques Ivoiriens ventrus, riches, mais toujours aussi peu d’Africains dans les bistrots ou cafés. Dans les années 1975, le mélange devenait apparent. On rencontrait des Ivoiriens dans tous les lieux de divertissement, à la piscine par exemple. Auparavant ce n’était jamais le cas, ne serait-ce que pour des raisons financières.

58AJ: Il y avait donc encore beaucoup de blancs dans des postes d’administration, d’enseignement après la décolonisation ?

59CCV: Oui, absolument parce que les États nouvellement indépendants manquaient cruellement de personnel. Ma surprise, par exemple, fut d’être reçue à Bouaké, en 1967, une ville au centre de la Côte d’Ivoire, par le maire qui était blanc. Et français C’était un ancien administrateur colonial ; c’était la réalité de beaucoup de pays africains des années 1960. La coopération n’était pas seulement enseignante mais surtout technique. Par manque de personnel africain formé, on trouvait beaucoup de blancs dans l’administration, y compris pour les postes de responsabilité.

60AJ: Ils n’avaient pas pris la nationalité du lieu ?

61CCV : Peut-être. Quelques-uns, mais c’était rare. C’est le cas d’un monsieur qui vit encore, qui fut un grand collaborateur de Senghor. Il avait pris la nationalité sénégalaise, donc il était un peu considéré comme blanc par les Sénégalais et comme traitre par les Français. C’est un ancien administrateur qui avait très bien tourné ! Les coopérants universitaires étaient dans une situation assez différente. Les coopérants techniques étaient davantage dans le sentiment de supériorité post-coloniale.

62AJ : Une dernière question, deux questions en fait. Une première sur ta thèse et sur la question de l’histoire économique : dans l’histoire de l’Afrique, quelle a été et quelle est la place de l’histoire économique ?

63CCV : L’histoire économique a été importante. Il y a eu pas mal de travaux. J’ai eu comme étudiant de maîtrise, par exemple, Lionel Zinsou, devenu Premier ministre du Bénin. Il avait passé l’agrégation de sciences sociales et était venu passer sa maîtrise à Paris 7, sur la banque. Puis il est devenu un grand banquier. L’histoire économique africaine relève plutôt des travaux africains. En Europe, il y a eu bien sûr Samir Amin, et aussi Philippe Hugon, économiste plutôt centré sur Madagascar. Mais, au final, ces chercheurs n’étaient pas nombreux.

64Paris 1 s’était fait une spécialité de l’histoire précoloniale, XIXe siècle inclus. Paris 7 était davantage centré sur la période contemporaine (du XVIIIème au XXème siècle) ; à Aix-en-Provence, on travaillait surtout la colonisation. Un certain nombre d’étudiants d’Afrique subsaharienne venaient à Aix faire leur thèse. Jean-Louis Miège, qui y a été professeur après avoir fait une grande partie de sa carrière au Maroc, était un excellent historien fort réactionnaire.

65AJ : Je voudrais en fin de cet entretien te poser une question plus personnelle : as-tu, toi, l’impression que ton expérience de la guerre, ton expérience d’enfant juive dans un pays occupé par de redoutable ennemi a joué un rôle dans le choix de ton objet de recherche ?

66CCV: Au début, je n’y avais pas pensé, mais maintenant oui, j’en suis sûre. Parce que, d’une part, j’ai connu l’expérience de la clandestinité, le fait d’être une étrangère dans mon propre pays. Comme la France l’a été, les Africains ont été occupés. Certains ont subi leur sort, d’autres ont pactisé avec l’occupant, d’autres ont résisté ; la majorité a cherché à survivre malgré les circonstances. J’ai appris aussi, dans les circonstances de la guerre, à avoir une intrépidité inconsciente : je n’ai pas peur. Je n’ai jamais eu peur (grâce à l’intelligence de ma mère). Donc ayant connu ce que j’ai connu, de quoi pourrais-je avoir peur ? Mon adolescence m’a paru terne : ce sont des années où il ne se passait rien. Ce tempérament casse-cou, cette curiosité des autres vient peut-être de là. J’en ai discuté avec Pap Ndiaye, l’historien franco-sénégalais spécialiste des noirs américains. Je lui ai dit : « Les maladresses ou les discourtoisies inconscientes de beaucoup de mes collègues, y compris les plus grands spécialistes d’histoire, me surprennent beaucoup. Ils disent parfois des horreurs à leurs amis africains et ne s’en rendent même pas compte ». Et il m’a répondu : « Je pense que pour le sentir, il faut l’avoir vécu d’une façon ou d’une autre ». Lui, c’est son côté métis, moi mon côté juif. Si vous avez été ainsi sensibilisé, alors vous comprenez, sinon il n’y a rien à faire. Cela m’a frappé il n’y a pas très longtemps. Deux anthropologues africanistes discutaient boulevard Raspail, devant l’EHESS. Il venait d’y avoir un coup d’état au Burkina. J’étais avec eux et avec Issiaka Mande, Burkinabe, qui était à l’époque maître-assistant à Paris 7 ; il revenait du Burkina où il avait vécu le coup d’état. Je le leur présente : voici un témoin oculaire. Ils ont continué à discuter de la situation au Burkina sans même lui adresser la parole. Ils ne sont pas rendus compte du sens de ce qu’ils faisaient, et à quel point ils l’ont blessé. Car en Afrique, la politesse est aussi réservée qu’en Asie : on ne dit rien, mais on n’en pense pas moins.

67Anne Jollet : Toi, de ton côté, as-tu eu parfois le sentiment d’être victime de discrimination de la part d’Africains, d’exclusion, en tant que française, en tant que femme.

68CCV : Oui, assez souvent, il fallait être admise. Au département d’histoire de Dakar, le directeur était très nationaliste mais nous avions des rapports courtois ; je suis allée à Dakar au moins une dizaine d’années de suite, mais c’est la cinquième année qu’il m’a invitée chez lui pour un méchoui. C’était sa façon de me dire qu’il m’acceptait.

69Il y a bien d’autres exemples ; le co-directeur de mon laboratoire était jean Devisse, de Paris 1, un homme extrêmement intelligent.

70Nous nous sommes rencontrés un jour à Ouagadougou, où j’effectuais une mission d’enseignement au département d’histoire. Jean a demandé aux collègues d’organiser une réunion du département pour lui. Cela m’a choqué : ce n’était pas son université, il passait sans avoir été invité. J’assistais bien sûr aux réunions, mais il ne me serait pas venu à l’idée d’en profiter pour faire la leçon aux collègues. Ils l’ont reçu très gentiment. Mais, visiblement, c’était assez mal ressenti. Ce manque de tact élémentaire me surprend toujours.

71AJ : Il y a aussi un dénivelé aussi de revenus entre collègues. Comment vous faites ? Entre structures aussi : entre les bibliothèques notamment ? Dans les universités où tu as été, les responsables arrivent-ils à acheter des livres, par exemple ?

72CCV : Oui, mais avec des financements, européens ou de l’unité africaine. C’est très inégal, et des universités sont très mal loties, avec en sus un personnel insuffisant et mal formé. Ce n’est pas le cas à Dakar où la bibliothèque a été complètement refaite. Elle a été à un moment en crise, elle est aujourd’hui superbe. Mais c’est rare.

73AJ : Ces bibliothèques fonctionnent bien ? Elles sont climatisées par exemple ?

74CCV : Il y a des différences. À Bamako ou Conakry, sans doute n’y a-t-il toujours pas de climatisation. Dans d’autres villes aussi les conditions du fonctionnement sont très difficiles. Mais la bibliothèque d’Abidjan a été refaite. À l’université de Dakar, cela a changé. A l’ENS d’Abidjan, que je connais bien puisque c’était Pierre Kipré (un ancien de mes étudiants) qui en était le directeur, j’ai donné une partie de ma bibliothèque. En ce moment, il recherche des livres pour une bibliothèque d’université de province.

75AJ: Et en France, pour finir sur le présent, que fait-on comme histoire africaine ?

76CCV : On fait de l’histoire de l’Afrique, mais pas beaucoup. Un gros centre a été édifié à Paris I grâce au travail formidable de Pierre Boilley. Il s’appelle désormais l’IMAF, et est devenu une espèce de monstre parce que le CNRS lui a adjoint tous les laboratoires de sciences humaines et sociales qui s’intéressent à l’Afrique, ce qui fait que l’histoire y est un peu noyée dans l’anthropologie. Au niveau de la jeune génération, il y a chaque année quelques bonnes thèses. À Paris 7, cela suit son cours, entre le CESSAMA et l’URMIS qui est un laboratoire très connu de sociologie travaillant notamment sur l’immigration. s

77Mais j’ai un peu perdu contact en France. Mes réseaux sont plus internationaux maintenant. En France, mes relations sont plutôt amicales. Paris 7 conservait jusqu’à cette année ses deux professeurs d’histoire africaine : un spécialiste d’Afrique orientale, un autre d’Afrique occidentale. Mais ce dernier n’est pas remplacé pour l’instant et ils vont prendre leur retraite. A Paris 1, il y a aussi deux professeurs d’histoire africaine. Ailleurs, quelques autres professeurs ont fait leur thèse sur l’Afrique. Mais les deux centres spécialisés restent ces deux-là. À Aix, les chercheurs sont rattachés à Paris I. Au LAM (Les Afriques dans le monde) à Bordeaux, plus spécialisé en sciences politiques, il y a quatre ou cinq historiens. Et l’Institut des sciences politiques de Paris a recruté depuis l’an dernier un professeur d’histoire africaine, Florence Bernault (une de mes premières étudiantes !).

78AJ : Au CNRS, il y a aussi des chercheurs ?

79CCV : Oui bien sûr, ils sont rattachés à l’IMAF, soit à Paris 1 soit à Aix. Et d’autres au CESSMA et à l’IRD, ou au LAM de Bordeaux. Il y a aussi des chercheurs et chercheuses rattachés à des laboratoires généralistes comme François Blum à l’IHS ou Laurent Fourchard à Sciences Po Paris. Et puis, il y a aussi les chercheurs sur l’Afrique anglophone, le Nigéria, l’Ouganda, qui publient surtout dans des revues anglo-saxonnes. Bref l’histoire africaine n’est plus une denrée si rare dans l’université française aujourd’hui : enfin !

80Une précision importante concernant le nombre de thèses que j’aurais dirigées au fil de ma carrière qui fut longue. On m’en attribue un nombre impressionnant, en fait j’en ai dirigé probablement une cinquantaine, peut-être un peu plus. Les autres ont été officiellement co-dirigées avec des collègues qui, en fait, travaillaient sans moi, mais ils n’avaient pas encore soutenu leur thèse d’État ou leur HDR, donc je signais pour eux. Or ils n’étaient pas des moindres ; Françoise Raison, Pierre Boilley, Jean-Louis Triaud, Julie Lirus-Galap, et j’en oublie.

81AJ : Nous avons fait la boucle, du présent au présent. Je te remercie beaucoup d’avoir partagé cet itinéraire de chercheuse. On a envie de dire après t’avoir entendue qu’il faut souhaiter plus que tout deux grandes qualités aux chercheurs et chercheuses : la volonté et la liberté.

Notes

1 Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, Ve-XXe siècles, Paris, Albin Michel, 2018.

2 Robert Paxton Vichy France: Old Guard and New Order, 1940-194, traduit La France de Vichy 1940-1944, Paris, Seuil, 1973.

3 Madame Taubira, députée de la 1e circonscription de Guyane, prononce le 18 février 1999 un discours dans lequel elle propose qu’une loi qualifie la traite et l’esclavage de crime contre l’humanité. Cette loi est l’aboutissement d’un long processus législatif et s’appuie sur les textes du député communiste de Seine-Saint-Denis Bernard Birsinger et des députés de la Réunion, Huguette Bello, Elie Hoarau et Claude Hoarau.

4 Nicolas de Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des nègres, Société topographique, 1781, p. 1.

5 Catherine Coquery-Vidrovitch, Éric Mesnard, Être esclaves, Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, Paris, La Découverte, 2013.

6 Les routes de l’esclavage, projeté pour la première fois le 10 mai 2018, aujourd’hui en DVD.

7 Les routes de l’esclavage, série documentaire de quatre films de 52 minutes, réalisée par Daniel Cattier, Juan Gélas, Fanny Glissant ; producteurs Compagnie des Phares et Balises, ARTE France, Kwassa Films, RTBF, LX Filmes, RTP, Inrap.

8 Catherine Coquery-Vidrovitch, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Marseille, Agone, collection du CVUH, 2009.

9 Catherine Coquery-Vidrovitch, Petite histoire de l’Afrique. L’Afrique au Sud du Sahara de la Préhistoire à nos jours, Paris, La Découverte, 2011, rééd. 2016.

10 Exposition « L’Afrique des routes », Musée du Quai Branly, 31 janvier-19 novembre 2017.

11 Exposition “Présence Africaine”, commissaire Sarah Frioux-Salgas, musée du Quai Branly du 10 Novembre 2009 au 31 Janvier 2010.

12 Catalogue de l’exposition du Musée du Quai-Branly, L’Afrique des routes, Histoire de la circulation des hommes, des richesses et des idées à travers le continent africain, Actes Sud Beaux Arts, 2017.

13 Catherine Coquery-Vidrovitch, Petite histoire de l’Afrique, op. cit. ; Catherine Coquery-Vidrovitch, Éric Mesnard, Être esclaves, Afrique-Amériques, op. cit.

14 Catherine Coquery-Vidrovitch dir. « Rebelles à l’ordre colonial », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 126, 2015.

15 L’Ecole nationale des langues orientales vivantes créée en 1914 à laquelle a succédé en 1971 l’Institut national des langues et civilisations orientales.

16 Le rapport Brazza : mission d’enquête du Congo, rapport et documents, 1905-1907, introduction et présentation par Catherine Coquery-Vidrovitch, texte établi par Dominique Bellec, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2014.

17 Catherine Coquery-Vidrovitch, Brazza et la prise de possession du Congo. La mission de l’Ouest Africain, 1883-1885, Paris, Mouton et Cie, 1969.

18 Le CESSMA, créée en 2014 : Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques, UMR 245,

19 La revue créée en 1931 s ‘appelait Revue de l’histoire des colonies françaises, puis en 1932 Revue d’histoire des colonies. Elle est devenue en 1959 Revue française d’histoire d’Outre-mer. Depuis en 2001, Outre-mers. Revue d’histoire.

Pour citer ce document

Par Anne Jollet, «« Mama africa » : Catherine Coquery-Vidrovitch, de l’histoire de l’Afrique à l’histoire de l’esclavage», Tierce : Carnets de recherches interdisciplinaires en Histoire, Histoire de l'Art et Musicologie [En ligne], Numéros parus, 2020-4, Entretiens, mis à jour le : 15/04/2021, URL : https://tierce.edel.univ-poitiers.fr:443/tierce/index.php?id=435.

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