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Qui est « Artus Thomas, sieur d’Embry, Parisien » ?
Par Grégory Rabaud
Publication en ligne le 02 mars 2020
Résumé
From the 1660’s, a French chronicler, who pretends to be named Artus Thomas, sieur d’Embry, captures Parisian society and Henri IV’s attention. This author is supposed to have written a satirical lampoon – L’Isle des Hermaphrodite (1605) – which criticizes King Henry III’s behaviour and customs. A. Thomas also contributes to drive the interest of the French scholars to the Ottoman Empire by publishing an in-folio : L’Histoire des Turcs (1612). In this huge book – a “palimpsest corpus” – he combines texts from the previous authors, tells the story of the Ottoman sultans, from 1467 to 1611, and comments it. However, Artus Thomas’life is still a mystery even if the historiographic debate was fed by several researchers through centuries. Nevertheless, an historian can rely on the Histoire des Turcs to place the chronicler in the Letters Republic so as to understand his work and his goals.
À partir des années 1600, un chroniqueur français, qui prétend se nommer Artus Thomas, sieur d’Embry, fait l’objet d’une certaine attention dans la société parisienne, notamment de la part d’Henri IV. Auteur présumé d’un pamphlet satirique – L’Isle des Hermaphrodites (1605) – qui critique les mœurs du roi Henri III, il participe au renouvellement de l’intérêt porté par les érudits français à l’Empire ottoman, en publiant un in-folio : l’Histoire des Turcs (1612). Dans cette œuvre colossale, qui se présente comme un « corpus-palimpseste », il compile les textes d’auteurs qui l’ont précédé en la matière, raconte l’histoire impériale des sultans ottomans, de 1467 à 1611, en s’appuyant sur les travaux d’érudits européens bien informés des progrès militaires de l’empire, et en commente tous les instants. Cependant, la vie de cet Artus Thomas reste, à l’heure actuelle, une véritable énigme. Le débat historiographique qui porte sur cet auteur a été nourri par plusieurs chercheurs à travers les siècles, mais les contours de son identité restent difficiles à définir. L’historien peut néanmoins s’appuyer sur l’Histoire des Turcs pour replacer ce chroniqueur dans le vaste monde de la République des Lettres afin de voir comment il travaille et de comprendre les objectifs qu’il poursuit.
Mots-Clés
Table des matières
Texte intégral
1Sous le règne d’Henri IV (1589-1610), le royaume de France et l’Empire ottoman connaissent un contexte politique différent et des rapports ambivalents. En 1598, la France, secoué par 36 années de guerre civile, est pacifiée par Henri IV qui promulgue l’édit de Nantes. À l’inverse, l’Empire ottoman, qui a connu un véritable âge d’or sous le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566), entre à ce moment-là dans une période de crise marquée par les défaites militaires1 et les révoltes en Anatolie. De plus, pour Alexandra Merle, leurs relations donnent « […] un vague arrière-goût de celles qui avaient marqué les règnes de François Ier et Soliman »2. En effet, le roi recherche le soutien du sultan ottoman contre les Espagnols en 1595 « mais il ne sera pas question d’opérations militaires communes »3. Cependant, la mission de François Savary de Brèves, ambassadeur de France à Constantinople depuis 1591, aboutit à des résultats positifs pour le pouvoir royal et consolide l’alliance franco-ottomane. En 1604, le diplomate français obtient le renouvellement des capitulations, qui sont octroyées par le sultan Ahmed Ier (1603-1617). Celles-ci permettent, d’une part, de sauvegarder les privilèges commerciaux des marchands français dans l’Empire ottoman. D’autre part, les sujets français et ceux des autres nations, ainsi que les religieux qui demeurent à Jérusalem et en Terre Sainte, sont placés sous la protection du roi de France.
2Enfin, l’Empire ottoman continue de faire l’objet d’une certaine fascination mais aussi d’un sentiment d’aversion chez les diplomates, les voyageurs et les érudits français au début du XVIIe siècle : on admire l’empire du Grand Turc tout en admettant l’idée qu’il reste une menace. Certes, les œuvres sur les Turcs datant du milieu du XVIe siècle sont plus nombreuses que celles du XVIIe, mais ces dernières sont d’autant plus précieuses qu’elles nous informent sur une période moins connue (contestation de la suprématie ottomane en Asie par les Safavides, instabilité chronique au sommet de l’État…). L’Histoire des Turcs d’Artus Thomas, sieur d’Embry, publiée pour la première fois en 1612, montre l’évolution de la puissance ottomane sur un temps long (1467-1611). Nourrie de manuscrits de plusieurs auteurs, cette chronique est particulièrement riche, tant sur le fond (textes et gravures) que sur la forme (environ 1 400 pages). Son succès est tel qu’elle est rééditée en 1616, 1619, 1620 et 16324. Or, son auteur n’a pas eu une renommée similaire et les chercheurs qui se sont intéressés à lui ont plutôt délaissé son récit sur les Turcs. Il convient donc de rappeler le débat historiographique qui entoure Artus Thomas et certaines œuvres qui lui sont attribuées. Une analyse de son Histoire des Turcs doit ensuite nous permettre d’examiner sa méthode de travail, les sources auxquelles il recourt pour se documenter et les buts qu’il poursuit à travers cette chronique.
Artus Thomas : une historiographie limitée
3Depuis le milieu du XVIIIe siècle, il existe une controverse historiographique autour de celui qui se fait appeler « Artus Thomas, sieur d’Embry ». Elle porte, dans un premier temps, sur son nom et son prénom. La première occurrence de son patronyme apparaît dans un petit livre comprenant trois traités moraux et imprimés chez le libraire parisien Lucas II Breyel : Les Opuscules ou Divers traités du sieur Artus Thomas5. Or, en 1650, François Eudes de Mézeray, qui fait imprimer chez les libraires Denis Bechet et Claude Sonnius une Histoire de la décadence de l’Empire grec6, parle d’un « Thomas Artus sieur d’Embry »7. De plus, le même nom figure dans le titre de l’œuvre. Or, dans l’édition de 1632, le même Claude Sonnius écrit « Artus Thomas, sieur d’Embry, Parisien »8. Les deux mentions datées de 1650 sont peut-être simplement dues à une confusion. En effet, en 1660, le libraire Jean Berthelin imprime à Rouen cette Histoire de la décadence de l’Empire grec dans laquelle il note « Artus Thomas, Sieur d’Ambry »9. Cependant, en 1744, l’abbé Nicolas Lenglet du Fresnoy affirme qu’il faut lire « Thomas Artus » et non « Artus Thomas », sans pour autant avancer d’argument pour justifier son choix10. Si ces erreurs faites par Mézeray et les deux imprimeurs-libraires sont à l’origine d’un imbroglio sur la forme, c’est l’abbé Lenglet du Fresnoy qui, le premier, prend position et ouvre un débat. De notre côté, nous le nommerons Artus Thomas, conformément à la manière dont il se présente dans ses livres. Néanmoins, la désignation « Thomas Artus » est aujourd’hui plus utilisée dans les livres et sur Internet, même si la discussion reste ouverte.
4Cette controverse s’étend progressivement à d’autres points relatifs à la vie de l’auteur, sur lesquels l’historien manque d’informations. D’une part, le lieu de naissance d’Artus Thomas reste inconnu en l’absence d’acte civil. Même s’il se dit « Parisien », le fait qu’il se trouve dans la cité parisienne au cours de la décennie 1600 ne signifie en aucun cas qu’il y soit né. Il se fait également nommer « sieur d’Embry », ce qui peut signifier qu’il possédait peut-être des biens dans la paroisse d’Embry (Artois). À l’inverse, il peut s’agir d’un simple surnom qu’il utilise régulièrement pour se présenter. D’autre part, les dates de naissance et de décès posent tout autant problème. En effet, les biographes placent sa naissance au milieu du XVIe siècle alors que Thomas déclare, dans l’un de ses pamphlets en 1600, n’être encore « qu’un jeune novice en son école »11. Dans son Dictionnaire universel (1690), Antoine Furetière définit comme jeune « un homme jusqu’à 20 ou 25 ans »12. Il faut alors estimer la naissance de Thomas entre 1570 et 1580. Cet exercice est, en revanche, plus difficile à réaliser pour évaluer l’année de sa mort, car on sait seulement qu’il est encore vivant en 1617. Enfin, s’agissant de ses origines sociales, le lexicographe Jean-Chrétien-Ferdinand Hoefer évoque une soi-disant appartenance de Thomas à la noblesse d’Embry13. Or, ce dernier ne fait ni mention d’une quelconque appartenance à la noblesse, ni référence à la famille de Renty, qui possède la seigneurie d’Embry au milieu du XVIe siècle. Que faut-il alors penser de cet Artus Thomas, qui laisse peu de traces derrière lui ? Deux hypothèses peuvent être formulées à ce sujet : soit « Artus Thomas » est son véritable nom, mais aucun document ne permet de le prouver, soit il s’agit d’un pseudonyme astucieux, associant les prénoms « Artus » et « Thomas » et qui sert à masquer l’identité d’une personne, pour des raisons encore inconnues.
5Si l’historien doit composer avec des données fragiles, il peut aussi s’appuyer sur les individus qui gravitent autour du sieur d’Embry. Un premier cercle se dessine avec les érudits, les imprimeurs-libraires et les graveurs. Blaise de Vigenère (1523-1596) représente un bon exemple car c’est un érudit français dont Artus Thomas a continué trois œuvres : la Vie d’Apollonius Thyanéen (1611), L’Histoire de la décadence de l’Empire grec (1612) et Les Images ou tableau de plate peinture des deux Philostrate (1614). En effet, dans ses préfaces, Thomas loue Vigenère pour son érudition14. Poursuivre ses recherches lui donne la possibilité d’assurer sa propre publicité et d’établir des contacts avec les imprimeurs-libraires chez lesquels Blaise de Vigenère fit imprimer ses livres : Abel L’Angelier et Mathieu I Guillemot. À la mort de ces derniers en 1610, Thomas poursuit sa collaboration avec leurs épouses, Françoise de Louvain et Anne Sauvage. Le maintien de cette association aboutit à la publication d’une nouvelle édition de L’Histoire de la décadence de l’Empire grec (1612) en format in-folio. Les textes sont accompagnés de nombreuses planches (portraits de sultans ottomans, plan de Constantinople…) qui sont gravées par l’Anversois Jaspar Isaac15. De plus, les graveurs français Thomas de Leu et Léonard Gaultier fournissent les 71 gravures des Images ou tableaux de plate peinture des deux Philostrate (1614)16. Au-delà de ce cercle, il faut se référer aux auteurs qui parlent d’Artus Thomas, c’est-à-dire ceux qui valorisent son travail (Mézeray), qui l’utilisent (Michel Baudier), qui le critiquent (Prosper Marchand) ou qui lui attribuent une œuvre (Pierre de L’Estoile).
6À côté des individus, le chercheur peut étudier les textes écrits par le sieur d’Embry, y compris ceux dont il reste l’auteur supposé. Ainsi, on compte sept œuvres17 dont Artus Thomas est bien l’auteur, et cinq qui lui sont imputées18. En ne prenant en compte que ses propres ouvrages, on s’aperçoit que ses préoccupations intellectuelles évoluent au fil des années. Elles sont d’abord morales et philosophiques (défense de l’honneur des femmes) en 1600, puis tournées vers des personnalités antiques (Apollonios de Tyane), les Infidèles (Turcs) et des figures chrétiennes (cardinal César Baronius) dans le courant de l’année 1610. Or, si l’on intègre les textes qui lui sont attribués, on retrouve des thèmes à la fois similaires (discours sur les femmes) et différents (critiques sur la personnalité d’Henri III). L’un de ces textes a d’ailleurs fait l’objet d’importants travaux19 et a soulevé plusieurs interrogations : L’Isle des Hermaphrodites. Publié en 1605, le pamphlet, anonyme, est une satire des mœurs de la Cour d’Henri III et de ses mignons. Dans son Journal du règne d’Henri IV, Pierre de L’Estoile fait savoir que le roi se le fit lire et, ayant appris le nom de l’auteur – un certain Artus Thomas –, décida de ne pas le rechercher20. L’attribution à Artus Thomas semble évidente si l’on s’appuie sur les propos de l’Estoile. Or, d’autres noms ont été avancés, comme celui de François de Savignac. De plus, nombre de biographes ont rejeté cette attribution à Thomas, tels que l’abbé Lenglet du Fresnoy ou Prosper Marchand. Claude-Gilbert Dubois résume bien les problèmes posés par ce pamphlet : « On ne peut qu’émettre des hypothèses, avec quelques chances de plausibilité, mais sans assurance de certitude, sur les dates et lieux de naissance, et sur le père, anonyme. Il en est de même pour les réalités historiques que recouvre le masque littéraire, et pour les objectifs poursuivis par l’auteur »21. Artus Thomas représente donc une énigme sur un plan personnel, mais ses travaux permettent de dresser les caractéristiques d’une méthode et d’effectuer une archéologie des sources.
L’Histoire des Turcs : méthodologie et sources
7L’Histoire des Turcs est une chronique qui se présente sous la forme d’un « corpus-palimpseste », c’est-à-dire une œuvre qui a connu plusieurs modifications (apport en textes et en gravures), dues à ses différents auteurs, entre la première édition (1577) et sa dernière (1662). Par exemple, on ne compte qu’un tome de cette Histoire des Turcs jusqu’en 1650. La construction de ce récit volumineux s’inscrit à la fois dans un contexte politique – la guerre entre l’Empire ottoman et les Habsbourg de Madrid et de Vienne en Europe – et un projet précis, qui varie plus ou moins selon les auteurs, entre 1577 et 1662. Ainsi, en 1577, Blaise de Vigenère, qui est secrétaire de Louis IV de Gonzague-Nevers (1565-1595), publie une Histoire de la décadence de l’Empire grec à partir de la traduction des Historiae de Laonicos Chalcondyle (vers 1423 – vers 1490), un écrivain grec qui raconte la fin de l’Empire Romain d’Orient et l’ascension des Ottomans, du début du XIVe siècle jusqu’en 1462-1463. Le projet que poursuit Blaise de Vigenère est alors lié aux revendications de son patron sur le trône impérial byzantin22. De ce fait, il encourage le duc à organiser une croisade et à reconquérir Constantinople mais les Guerres de Religion occupent les esprits23. En 1650, dans une nouvelle édition, François Eudes de Mézeray fait part à Louise-Marie de Gonzague, alors reine de Pologne (1645-1667), de son désir de la voir monter un jour sur le trône de l’empire qui a été usurpé par les « Barbares »24. Les buts poursuivis par Vigenère et Mézeray sont donc communs : restaurer la maison de Gonzague sur le trône de Constantinople, et ainsi ramener cette capitale impériale dans le giron de la Chrétienté.
8Cependant, entre les éditions de Vigenère et de Mézeray, il y a l’Histoire des Turcs d’Artus Thomas en 1612. Ce dernier continue le récit de Chalcondyle, en commençant à l’année 1467 jusqu’en 1611, intègre les textes de Vigenère (traduction de Chalcondyle), des planches de Nicolas de Nicolay (Navigations et Pérégrinationsorientales), et ajoute ses propres écrits (Continuation de l’Histoire des Turcs en huit chapitres). Ce travail de compilation accompli par Thomas est une source formidable pour l’historien. D’abord, il offre la possibilité d’analyser sa méthode. Lorsque le sieur d’Embry raconte un événement, il met en scène ses protagonistes (sultan, grand-vizir, prince chrétien) en leur prêtant des discours réels ou fictifs avant l’issue finale. On voit, par exemple, Soliman le Magnifique exhorter ses hommes, lors du siège de Vienne (1529), à se préparer pour l’ultime assaut25. De plus, à partir de ses sources, Thomas cite régulièrement des chiffres, précis ou vagues, sur les effectifs militaires ottomans et chrétiens. Au printemps 1532, Soliman le Magnifique lance une nouvelle campagne en Hongrie dans le but d’assiéger Vienne une nouvelle fois, avec à sa tête un « grand nombre de Spachis, de Tartares, Valaques & Transsilvains, jusques au nombre de cent cinquante mille combattants, entre lesquels on dit qu’il y avait bien vingt mille Janissaires »26. Comme pour la plupart des événements relatés par Thomas, les Turcs sont souvent plus nombreux que les Chrétiens. L’armée ottomane, qui s’apprête à assiéger la ville de Kőszeg, fait face à « huit cents tant d’hommes » commandés par Nikola Jurišić. Cet effet de supériorité numérique relève d’un lieu commun afin de montrer que l’ennemi, même avantagé par le nombre, peut être vaincu. Si les historiens sont divisés sur le dénouement exact de ce siège, Thomas écrit que les Turcs sont obligés de composer avec les défenseurs de la ville, puis d’abandonner la poursuite des opérations27. Enfin, à la manière de Thucydide, l’auteur explique un fait à partir de causes immédiates et de causes lointaines. Si le royaume de Hongrie disparaît après la bataille de Mohács (1526), c’est non seulement parce que le roi Louis II a été mal conseillé par ses généraux (cause immédiate) mais aussi à cause des princes chrétiens qui ont abandonné les Hongrois pour leurs querelles personnelles (cause lointaine).
9Si Thomas recourt à une méthode aussi ordonnée, c’est notamment grâce à ses nombreuses sources, qu’elles soient latines, italiennes, allemandes ou françaises. En effet, le sieur d’Embry n’est pas un voyageur mais un homme qui s’informe régulièrement des faits et qui rassemble des témoignages de personnes bien plus proches que lui des événements. Observer ses sources présente un double avantage : comparer la documentation qu’il utilise pour les règnes de chaque sultan, et situer l’auteur dans la République des Lettres. Premièrement, il apparaît que le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) reste le plus commenté, en raison de l’intérêt que suscite l’expansionnisme ottoman auprès des érudits européens. Les Ottomans impressionnent tout autant qu’ils inquiètent les Chrétiens : ils sont alors les champions de l’Islam sunnite dans le monde et dominent un large espace territorial allant de Tlemcen au golfe Persique et d’Aden aux portes de Vienne. Deux événements secouent la Chrétienté au début des années 1520 : la prise de Belgrade (1521) et celle de Rhodes (1522). Pour raconter la chute de Belgrade, Thomas cite la Chronologia du théologien allemand Johann Funck28, alors que pour narrer le siège de Rhodes, il s’appuie sur des témoignages de personnes ayant combattu les Turcs : le jurisconsulte Jacques Fontaines29 (De Belle Rhodio, 1524) et le commandeur liégeois Jacques de Bourbon30 (La grande et merveilleuse et très cruelle oppugnation de la noble cité de Rhodes, 1525). Ensuite, d’autres sources sont utilisées pour évoquer les règnes suivants, comme les Annales Sultanorum Othmanidarum31 (1588) et les Pandectae historiae Turcicae32 (1590) de l’humaniste allemand Johannes Löwenklau. À l’inverse, la période 1590-1600, marquée par la « Longue Guerre » de Hongrie, a posé plus de problèmes à l’auteur. En effet, il admet que c’est une guerre difficile à raconter, tant il y a de sièges et de batailles33. Il est alors entièrement tributaire de ses sources, à savoir Pierre Matthieu34 (Histoire de France et des choses mémorables advenues aux Provinces étrangères, 1605) ou Nicolas de Montreux, bibliothécaire du duc de Mercœur (Histoire universelle des guerres du Turc, 1608). Enfin, Thomas fait référence, à plusieurs reprises, aux ambassadeurs français à Constantinople et à leurs missions. Par exemple, il intègre les capitulations entre Henri IV et Ahmed Ier dans son Histoire des Turcs. S’il a pu récupérer ce texte chez un imprimeur-libraire parisien avant 1612, on peut aussi supposer qu’il l’a obtenu grâce à d’éventuels contacts à la Cour. Comme l’avançait Péter Sahin-Tóth : « Un groupe très restreint des élites françaises avait le privilège de s’informer des “affaires turques” de première main, par les ambassadeurs de Constantinople, de Venise, de Rome, ou des agents envoyés à Prague et en Allemagne »35.
10En somme, l’Histoire des Turcs est une œuvre au contenu rigoureusement organisé et aux sources variées. Elle est, certes, destinée à informer les contemporains de la menace que représente encore l’Empire ottoman au début du XVIIe siècle mais elle sert aussi d’autres desseins.
Vers un Empire ottoman christianisé
11Blaise de Vigenère et François Eudes de Mézeray envisagent le rétablissement des Gonzague sur le trône impérial d’Orient. Artus Thomas, lui, recherche la conversion du sultan ottoman Ahmed Ier au christianisme. Non seulement ses arguments sont forts mais il n’hésite pas non plus à s’adresser directement au sultan dans sa chronique36. Si les Ottomans ont pu bâtir un immense empire, c’est parce qu’ils ont été la punition infligée par Dieu aux Chrétiens pour leurs divisions. Ce temps-là est révolu pour Thomas au début du XVIIe siècle. Désormais, le sultan doit faire venir à sa cour des théologiens et des savants occidentaux afin qu’ils puissent le guider spirituellement sur la voie du Christ : « Elle [Votre hautesse] a tous les jours à ses portes des gens de sainte vie & de grande doctrine, qui ont l’usage des langues, & qui sont de fort douce & agréable conversation, qui lui peuvent faire voir clairement les faussetés de sa loi, & la vérité de la notre »37. L’acte de conversion est un gage nécessaire pour que l’Empire ottoman continue de prospérer. Le trône impérial ne doit alors pas changer de main, dès lors qu’il revient dans l’orbite de la papauté à Rome.
12Si le projet de Thomas n’est pas révolutionnaire, comme le montrent les missions jésuites dans le monde à l’époque38, l’idée est en tout cas intéressante pour éclairer la personnalité du sieur d’Embry. En effet, ce dernier n’est pas un religieux mais il a fréquenté des jésuites, tels que le père Fronton du Duc, auprès duquel il a appris des remarques en langue grecque39. Artus Thomas semble donc être un homme qui gravite autour de certains cercles (Cour, jésuites, érudits) pour diverses raisons. En ce sens, l’intérêt qu’il porte à l’Empire ottoman est peut-être sincère et conforme à son caractère pieux, mais il sert aussi à le propulser sur le devant de la scène comme un moraliste qui veut avertir ses contemporains de la nécessité de s’unir contre le Grand Turc plutôt que de poursuivre les divisions entre États chrétiens.
13Quoi qu’il en soit, Artus Thomas demeure un auteur qui échappe aux historiens d’aujourd’hui comme à ceux du XVIIe siècle. À ce titre, on ne trouve aucune trace de son nom dans les Historiettes de Tallemant des Réaux. La période durant laquelle il se montre le plus actif est celle des années 1600 et 1610, à Paris. Il est donc repérable mais difficilement identifiable en dehors de ses œuvres.
Notes
1 En 1598, les Ottomans perdent la cité de Győr (Hongrie) et lèvent le siège d’Oradea (Transylvanie). Ces défaites s’inscrivent dans le cadre de la « Longue Guerre » de Hongrie (1593-1606) qui oppose les Ottomans aux Autrichiens, aux Moldaves, aux Transylvaniens et aux Valaques.
2 Alexandra Merle, Le Miroir ottoman, une image politique. Des hommes dans la littérature géographique espagnole et française (XVIe-XVIIe siècles), Paris, PUPS, 2003, p. 50.
3 Ibid., p. 22.
4 Jean Balsamo, « Byzance à Paris : Chalcondyle, Vigenère, L’Angelier », dans Liana Nissim, Silvia Riva (dir.), Sauver Byzance de la barbarie du monde, Milan, Cisalpino, 2004, p. 203.
5 Artus Thomas, Discours contre la médisance, Paris, Chez Lucas Breyel, 1600, p. 4.
6 Aussi dite Histoire des Turcs.
7 Laonicos Chalcondyle, L’Histoire de la décadence de l’Empire grec, et établissement de celui des Turcs par Chalcondyle Athénien. De la traduction de Blaise de Vigenère Bourbonnais, & illustrée par lui de curieuses recherches trouvées depuis son décès. Avec la Continuation de la même Histoire depuis la ruine du Péloponnèse jusqu’à l’an 1612. Par Thomas Artus Sr. d’Embry. Avec privilège du Roi, Paris, Chez Claude Sonnius et Denis Bechet, 1650, t. I, in-fol°. Voir Au Lecteur.
8 Ibid., 1632, in-fol°.
9 Ibid., 1660, in-fol°.
10 Pierre de L’Estoile, Journal d’Henri III. Roi de France & de Pologne ou Mémoires pour servir à l’Histoire de France…, La Haye/Paris, Chez la Veuve de Pierre Gandouin, 1744, t. IV, p. 1-5.
11 Artus Thomas, Si l’on peut dire que la vertu est plus rigoureusement punie que le vice. Dialogue, Paris, Chez Lucas Breyel, 1600, p. 2.
12 Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français…, La Haye/Rotterdam, Chez Arnout & Reinier Leers, 1690, t. II.
13 Ferdinand Hoefer (dir.), Nouvelle biographie générale…, Paris, Firmin Didot, 1855, t. III.
14 Artus Thomas, Préface sur tout le contenu en L’Histoire des Turcs, Paris, Chez Claude Cramoisy, 1632, p. 13-14 ; Philostrate L’Athénien, Les Images ou tableaux de platte peinture des deux Philostrates sophistes grecs et les statues de Callistrate…, Paris, Chez la veuve Abel l’Angelier et la veuve M. Guillemot, 1614, p. 5-6.
15 Jean Balsamo, Michel Simonin, Abel L’Angelier & Françoise de Louvain (1574-1620), Genève, Droz, 2002, p. 131.
16 Henri-Jean Martin et al., Anvers, ville de Plantin et de Rubens : catalogue de l’Exposition organisée à la Galerie Mazarine (Mars – Avril 1594), Paris, Bibliothèque nationale de France, 1954, p. 261.
17 Discours contre la médisance (1600), Si l’on peut dire que la vertu est plus rigoureusement punie que le vice. Dialogue (1600), Qu’il est bien séant que les filles soient savantes. Discours (1600), Vie d’Apollonius Thyanéen (1611), L’Histoire de la décadence de l’Empire grec (1612), Les Images ou tableaux de plate peinture des deux Philostrate (1614) et la traduction des Annales ecclésiastiques (1616) du cardinal César Baronius.
18 Les Batailles et victoires du Chevalier céleste contre le Chevalier Terrestre (1586), Les prophéties merveilleuses advenues à l’endroit de Henry de Valois, 3. de ce nom, jadis Roy de France (1589), Discours contre un petit traité intitulé : L’exhortation aux dames vertueuses, démontrant le vrai point d’honneur (1598), L’Isle des Hermaphrodites (1605) et Les grandeurs et excellences du glorieux S. Joseph, époux de la très-sainte Vierge Marie, mère de Dieu (1627), œuvre du prêtre Jerónimo Gracián, traduite du castillan au français.
19 Claude-Gilbert Dubois, L’Isle des Hermaphrodites, Genève, Droz, 1996 ; Harnik Dalia, L’Isle des Hermaphrodites de Thomas Artus : les Mignons à la cour d’Henri III de Valois : œuvre baroque, Essen, Verlag Die Blaue Eule, 2015.
20 Pierre de L’Estoile, Journal du règne d’Henri IV. Roi de France et de Navarre, La Haye, Chez les Frères Vaillant, 1751, t. III, p. 278-279.
21 Claude-Gilbert Dubois, L’Isle des Hermaphrodites…, op. cit., p. 7.
22 Louis IV de Gonzague-Nevers est rattaché, par sa mère Marguerite Paléologue, à Guillaume IX de Montferrat, aussi nommé Guillaume IX Paléologue, nom de la dernière dynastie impériale byzantine.
23 Blaise de Vigenère, « Épître », dans id., Histoire de la décadence de l’Empire grec et établissement de celui des Turcs, Paris, Chez Claude Cramoisy, 1632, p. 1-8. L’épître figure également dans les éditions de 1577, 1612 et 1620.
24 Laonicos Chalcondyle, L’Histoire de la décadence de l’empire grec…, op. cit., 1650, t. I. Voir Épitre.
25 Artus Thomas, Continuation de l’Histoire des Turcs, Paris, Chez Claude Cramoisy, 1632, p. 507-508.
26 Ibid., p. 515.
27 Ibid., p. 517-518.
28 Ibid., p. 455.
29 Ibid., p. 461.
30 Ibid., p. 479.
31 Jean Leunclavius en français. Voir Artus Thomas, Préface, op. cit., p. 6.
32 Ibid., p. 499.
33 Artus Thomas, Continuation, op. cit., 1632, p. 839.
34 Ibid., p. 884.
35 Péter Sahin-Tóth, La France et les Français…, op. cit.,p. 56.
36 Artus Thomas, Continuation, op. cit.,p. 878-879.
37 Ibid.
38 La mission menée en Chine par le prêtre jésuite italien Matteo Ricci, de 1582 à 1610.
39 Artus Thomas, Préface, op. cit.,p. 13.
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