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Traces et usages du passé : introduction
Par Claire Barbillon
Publication en ligne le 02 mars 2020
Texte intégral
1Une thématique transversale, intitulée Traces et usages du passé, a été adoptée pour une durée de deux années par le CRIHAM. Elle ouvre un champ de recherche particulièrement large et stimulant par les enjeux qu’elle soulève et les risques intellectuels qu’elle fait prendre. La quête et l’étude des traces peut s’entendre en premier lieu comme une orientation archéologique. Krzysztof Pomian, philosophe et historien des collections, tout autant qu’Alain Schnapp, historien de l’archéologie, ont rappelé que les hommes de toutes les époques, « dans leur singularité culturelle et biologique, [ont] recueilli, conservé, thésaurisé des objets qui n’avaient d’autre utilité que de porter les signes d’un passé plus ou moins lointain »1. Repérer et étudier ces traces, en particulier lorsqu’elles sont issues d’un monde moderne, voire contemporain, suppose un champ d’étude plus large, celui des « lieux de mémoire » qui en constituent le contexte et ont fondé la grande entreprise de Pierre Nora à partir de 1984. Dans une perspective contextuelle et diachronique, une attention particulière s’impose à l’égard de la problématique des usages. Sans uniformité méthodologique cependant : l’article fondateur de Carlo Ginzburg, « “Signes, traces, pistes”. Racines d’un paradigme de l’indice »2, a montré il y a plusieurs décennies la possibilité d’un modèle épistémologique à l’œuvre pour analyser les productions artistiques comme intellectuelles, par le biais d’une attention sémiotique portée au détail.
2Repérage des traces, étude des usages : ces deux modalités d’approche des témoignages matériels ou conceptuels du passé ouvrent à une troisième, et non des moindres : l’appropriation, notion que Michael Baxandall apprend, dans Les Formes de l’intention3, à préférer à celle d’influence, qui suppose une passivité qui fait faux sens, réduisant la puissance élective de l’artiste qui incorpore à son œuvre des apports anciens. Cette ambiguïté entre deux termes ne s’arrête pas là. Michel Foucault, dans le chapitre de L’Archéologie du savoir consacréaux « régularités discursives »4, a, de son côté, ouvert un espace de soupçon à propos de la notion d’influence considérée comme un processus à l’allure causale, mais « trop magique pour pouvoir être bien analysé ». Pour comprendre les différentes postures qu’adoptent les historiens, les historiens de l’art, les artistes, lorsqu’ils se retournent vers le passé, il est utile de décliner différentes modalités d’appropriation : copie et imitation – que le traité Delle perfette proporzioni de Vincenzo Danti, au XVIe siècle, distinguait fermement – référence, citation, et même pastiche – car, selon le critique d’art Paul Mantz, « le pastiche est un hommage que la servilité rend à la vertu créatrice »5 . On ajoutera, pour englober des problématiques qui restent très perceptibles au XXe siècle : détournement, manipulation, voire rejet.
3De quoi parlons-nous précisément quand nous faisons usage de ces termes ? Dans le domaine de l’histoire de l’art moderne et contemporain, la question de la copie, d’après l’antique ou les grands maîtres, qui renvoie à la formation des artistes depuis la Renaissance et conduit à l’élaboration de canons ou de poncifs, garde toute son actualité, comme en témoigne un récent colloque intitulé Copie organisé par l’université de Montpellier (8 et 9 décembre 2016). Elle ne saurait occulter les détournements qui ont favorisé des modalités différentes d’emprunts et de manipulations parodiques, jusqu’à l’Appopriation Art.
4La thématique transversale temporairement adoptée par le CRIHAM présente l’avantage de concerner tout autant l’histoire que l’histoire de l’art et la musicologie, ainsi que de pouvoir se conjuguer avec les trois axes de recherche permanents du laboratoire. Elle ne se limite pas à une pure réflexion historiographique, mais entend développer une réflexion sur la manière, les circonstances, les enjeux de la mobilisation, dans l’histoire et les représentations, de figures, d’événements, de thèmes appartenant à une époque passée, quelle que soit la distance temporelle dans laquelle elle se situe par rapport aux « rebonds » identifiables. Il s’agit de repérer les différentes modalités de l’appropriation d’une époque par une autre (citation, imitation, réactualisation, détournement, voire manipulation) et d’en faire émerger les causes, le sens, les incidences. Il n’y a pas un passé mais des passés auxquels puisent les artistes, les créateurs de tous domaines mais aussi les acteurs de l’histoire, même s’ils veulent s’inscrire en rupture ou innover.
5Nous insistons sur la capacité transdisciplinaire d’une telle problématique, en redisant que le travail peut concerner des domaines de la pensée ou de la création artistique. On sera particulièrement attentif au soupçon que font peser les différents usages du passé sur l’émergence des avant-gardes, comme l’a récemment pointé Salvatore Settis dans son essai Le Futur du classique6. Mais la recherche peut également se cristalliser autour de personnages convoqués de manière récurrente.
6La journée d’études intitulée Lectures et relectures du passé, organisée par Claire Barbillon et Véronique Meyer le 10 décembre 2015 dans le cadre de la Carte Blanche de l’INHA, constituait un volet de cet axe de recherche en se concentrant sur une période relativement courte (XVIIIe-XXIe siècles), se proposant d’y explorer les modalités de résurgences, de citations, d’emprunts plus ou moins conscients, plus ou moins explicites, voire de manipulations. Ainsi furent dégagées quelques pistes de cet enchevêtrement diachronique toujours stimulant pour l’historien, l’historien de l’art ainsi que pour l’historien de la musique. Le dossier présenté dans Tierce est composé de cinq contributions, issues des trois disciplines présentes dans le laboratoire.
Documents annexes
Notes
1 Alain Schnapp, La Conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, Livre de Poche, coll. Références, 1993, p. 14.
2 Carlo Ginzburg, « “Signes, traces, pistes”. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, n° 6, 1980, p. 3-44.
3 Michael Baxandall, Les Formes de l’intention, Paris, Jacqueline Chambon, 2000.
4 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
5 Paul Mantz, Gazette des Beaux-Arts, t. XXXIII, période 2, 1886.
6 Salvatore Settis, Le Futur du classique, Paris, Liana Levi, 2005 (1re éd. Turin 2004).
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