L’influence de la Renaissance italienne sur Léonard Limosin

Par Justine Bourdon
Publication en ligne le 02 mars 2020

Résumé

In the 16th century, Léonard Limosin was one of the only representatives of the limousin art of enamelling at the court of France. Thanks to his talent and his privileged position to the King, he ensured himself a great reputation, which enabled the opening of this regional art to a larger audience. While traveling away from his home town, he got in touch with the Italian Renaissance, discovering the work of great masters such as Leonardo da Vinci, Michelangelo or Raphael, and also assimilating the bellifontain art from the School of Fontainebleau. These artistic encounters influenced his work, transforming it in a way that it then suited the tastes of that time. He was particularly inspired by the work of Raphael : he indeed copied several times Raphael’s version of the Fable of Psyche.

Au XVIe siècle, Léonard Limosin est l’un des seuls représentants de l’émaillerie limousine à la cour de France. Son talent et sa position privilégiée auprès du roi lui assurent une grande réputation et permet de désenclaver cet art régional. Sorti de sa ville natale, il entre en contact avec les idées de la Renaissance italienne, découvre les œuvres des grands maîtres tels que Léonard de Vinci, Michel-Ange ou Raphaël, et assimile également l’art bellifontain issu de l’école de Fontainebleau. Ces rencontres artistiques influencent son travail qui se transforme et répond ainsi aux goûts de l’époque. Il s’inspire tout particulièrement de l’œuvre de Raphaël en copiant à plusieurs reprises sa version de la Fable de Psyché.

Mots-Clés

Texte intégral

1Le patrimoine émaillé et porcelainier de Limoges, ville du feu, est l’un des plus beaux et des plus variés d’Europe et participe encore aujourd’hui à la renommée du Limousin à travers les musées du monde. L’émaillerie est un art ancien, complexe et difficile à réaliser mais qui, bien maîtrisé, permet la décoration et la mise en valeur des métaux, mieux que tout autre art. Pratiqué depuis le Moyen Âge à Limoges, il reste cependant méconnu et peu apprécié du grand public. Les émailleurs limougeauds sont pourtant reconnus dans le monde de l’histoire de l’art depuis le XIXe siècle. Beaucoup d’œuvres témoignent encore de la qualité du travail fourni par les émailleurs au cours des siècles et sont conservées dans un grand nombre de musées comme celui de l’Évêché à Limoges, celui du Louvre à Paris ou encore le musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Au XIXe siècle, les grandes collections d’objets d’art du Moyen Âge et de la Renaissance sont alors étudiées et mises en lumière à travers les ventes publiques comme celles de la collection Didier-Petit à Lyon en 1843 ou celle de Debruge-Dumenil vers 1847. Les érudits réalisent alors un véritable travail de fond pour analyser et comprendre la production des émailleurs limougeauds à travers les archives et les œuvres conservées remettant au goût du jour un art jusque là oublié.

2Les émaux sont composés d’une plaque métallique (en or, argent ou cuivre) sur laquelle est appliquée une pâte liquide, mélange de sable siliceux, d’oxyde de plomb, de soude et de potasse, qui apporte, une fois chauffée, la couleur et les motifs souhaités par l’artiste. Ces étapes de fabrication étant difficiles à maîtriser, un émailleur est avant tout jugé sur sa bonne maîtrise de la technique. L’un d’entre eux se démarque justement pour sa technicité : Léonard Limosin. Il évolue en pleine Renaissance et marque de son talent l’ensemble de l’émaillerie française. Son œuvre marque le début de l’apogée de l’émaillerie limousine. Léonard Limosin représente cet art auprès de la cour royale, de François Ier à Charles IX, et jouit auprès d’eux et des élites d’une immense réputation. Il s’illustre au sein de l’école de Fontainebleau et assimile dans ses travaux les principes de cet art bellifontain. Comme tout artiste du XVIe siècle, il subit l’influence de la Renaissance italienne. Ce phénomène artistique inspire François Ier qui cherche alors à faire rayonner son royaume par la culture. Léonard Limosin évolue donc dans un contexte de changement, de transition de la société moderne dans tous les domaines, qu’il soit culturel, politique, commercial ou qu’il concerne les mentalités.

Un artiste né et formé à Limoges

3Il est difficile d’étudier la vie de Léonard Limosin. En effet, le centre des Archives départementales de la Haute-Vienne conserve un minimum de textes le concernant et il n’apparaît dans les archives qu’en tant que témoin ou dans des actes notariaux voire juridiques qui ne nous apprennent rien, ni sur son œuvre, ni sur son esprit. De ce fait, ses dates de vie et de mort ne sont pas connues avec certitude mais nous pouvons estimer qu’il a vécu entre 1505 et 1575-1577. Fils d’un aubergiste, François Limosin, et d’une mère inconnue, il semble très vite se tourner vers l’art de l’émail puisque son œuvre la plus ancienne toujours conservée aujourd’hui date de 1533 (Portrait de Hieronymus Welser à l’âge de 24 ans, Oldenburg, Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte)1. De cette date à 1573, sa carrière est assez bien documentée et l’on conserve un grand nombre de ses émaux datés et signés de ses initiales (LL). Il forme à Limoges un atelier très productif qui complexifie la compréhension de son œuvre car un grand nombre de pièces pouvant lui être attribuées, ne sont pas signées et correspondent souvent à des copies réalisées par ses élèves. Il semble notamment partager son atelier en collaboration avec son frère Martin et leurs fils respectifs. Ce travail familial donne naissance à une lignée d'émailleurs féconds qui se transmettent les secrets de l’émail de père en fils2.

4De nombreux érudits s’interrogent sur un certain nombre d’éléments que ni les archives et ni les œuvres ne peuvent éclaircir. Une grande question se pose sur la formation qu’a reçue Limosin au cours de sa jeunesse afin de devenir émailleur. Il a sûrement reçu cet apprentissage d’une autre famille de la ville puisqu’aucun membre de la sienne n’a pu la lui offrir3. Un artiste du même prénom que Limosin (il est à l’époque moderne coutume de donner à un enfant le prénom de son parrain ou de sa marraine ; aussi des liens pourraient avoir uni ces deux personnages) se distingue souvent dans le discours des érudits pour jouer le rôle de formateur. Il s’agit du premier représentant émailleur de la famille Pénicaud dont on ne connaît pas les dates de vie et de mort. Léonard Pénicaud, dit Nardon, réalise des œuvres d’inspiration allemande et flamande qui s’inscrivent dans une tradition gothique et médiévale4. Cette particularité se retrouve également dans les premières œuvres de Léonard Limosin. Il ne faut pas non plus négliger le rôle de Jean I Pénicaud dans sa formation. Ce dernier, frère ou neveu de Nardon, s’inspire des gravures d’Albrecht Dürer, grand artiste allemand du XVe siècle, pour réaliser ses compositions. Cette influence se retrouve également dans les pièces de Léonard Limosin mais non dans celle de Léonard Pénicaud. Si Jean I n’est pas le formateur de Limosin, ils ont sans doute évolué ensemble dans un même atelier, ce qui expliquerait les grandes ressemblances entre leurs œuvres. Il est impossible de dire avec exactitude qui, de Nardon ou de Jean I Pénicaud, fut le formateur de Léonard Limosin, mais il semble fort probable qu'il ait été formé dans les ateliers de cette famille.

Léonard Limosin et la cour

5Léonard Limosin est l’un des rares émailleurs limougeauds à travailler pour et à la cour de France. Cela pose une nouvelle question, celle de comprendre pourquoi, comment et grâce à qui Léonard Limosin obtint les faveurs du roi. On ne peut encore une fois qu’émettre des hypothèses. Les historiens et les érudits semblent cependant d’accord pour dire que Jean de Langeac est en partie responsable de cette promotion. Nommé évêque de Limoges en 1532, il est le premier homme de lettre et d’influence qui apporte en cette ville l’art de la Renaissance italienne5. Il est à l’origine des trois premiers monuments caractéristiques de l’art renaissant réalisés à Limoges : le jubé de la cathédrale, le palais épiscopal (dont il n’y a plus aucune trace aujourd'hui) et son propre tombeau. Même si peu de commandes mettent en avant les liens pouvant unir les deux personnages (quatre plaques émaillées portant les armes et la devise de l’évêque et deux plaques illustrant la vie de saint Antoine)6, les transformations que subissent les travaux de Limosin coïncident chronologiquement avec l’arrivée de Jean de Langeac à Limoges. Ce dernier prend possession de son évêché en 1533 et les premières œuvres italianisantes de Limosin sont réalisées en 1534. Homme influent, presque intime avec le roi, l’évêque a même pu promouvoir son travail à la cour. Les archives n’apportent pas de dates précises pour son arrivée à Fontainebleau mais l’on peut estimer qu’elle a eu lieu entre 1532 (début des travaux de décoration du château) et 1534 (première réalisation italianisante de Limosin). Jean de Langeac peut avoir servi d’intermédiaire entre le roi et l’artiste.

6Ainsi, la réputation et la production de Léonard Limosin ne se limitent pas à sa ville d’origine. Les années 1533-1534 marquent un tournant important dans sa vie puisqu’il réalise son premier voyage en « île-de-France », où la Renaissance italienne et ses valeurs s’installent petit à petit. François Ier met en place une école artistique, symbole et reflet de l’art français, située en plein cœur de la forêt de Fontainebleau7. Il y invite des grands noms italiens tels que le Rosso, Primatice ou Niccolo Dell’Abbate à qui il confie la réalisation d’un art à la française, l’art bellifontain. Ils puisent leurs sources et leur inspiration dans les techniques et les œuvres de grands maîtres de la Renaissance italienne (Michel-Ange, Raphaël ou Léonard de Vinci). Par ce biais, Limosin entre en contact avec l’art italien et ce voyage change radicalement l’orientation de son travail8. Il entre ainsi en relation avec une élite et un milieu artistique plus inspiré que ce qu’il connaît à Limoges. Son travail s’intensifie grâce aux nombreuses commandes de la famille royale et des grands du royaume. L’une des plus belles pièces de son œuvre est le portrait du connétable Anne de Montmorency réalisé en 1556 et aujourd’hui conservé au Louvre. Sa présence à Fontainebleau lui fait découvrir d’autres arts que l’émaillerie. Il réalise notamment des gravures où il suit très naturellement les principes de l’art bellifontain et les traits caractéristiques du Rosso et de Primatice. Il réalise également pour le roi Henri II son seul et unique tableau conservé aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Limoges, dans lequel il représente saint Thomas sous les traits du défunt François Ier. Son talent lui permet d’obtenir les faveurs des rois sous le titre honorifique de « peintre et valet du roi » à partir de 15489. Cette place à la Cour assure la réputation de son travail et lui impose de suivre et d’obéir aux règles de la nouvelle « mode » à la française.

Une œuvre sous influence

7À partir des années 1530, ses compositions prennent les traits caractéristiques de l’art développé en Italie pendant le XVe siècle. En effet, sa technique se modifie et s’améliore considérablement. Nous passons de couleurs sombres et foncées à des couleurs plus claires, plus pastel, correspondant à celles de la Renaissance mais s’expliquant aussi par une modification dans la réalisation technique de ses émaux. Il utilise très rapidement celle de la grisaille (qui consiste à jouer entre la première couche d’émail noire et la deuxième blanche ou grise pour faire apparaître le dessin et les ombres) qu’il pousse à son excellence et réalise également de la peinture sur émail en couleur sur fond blanc. Léonard Limosin manque cependant d’imagination et dessine très peu de ses compositions, préférant puiser ses idées dans les œuvres des grands maîtres européens. À Fontainebleau, les artistes italiens ayant apporté avec eux des témoignages de la Renaissance, Limosin découvre quelques œuvres de Raphaël qu’il retranscrit en peinture sur émail, comme Le jugement de Salomon, Le jugement de Pâris ou encore Hercule et Antée. En 1534, sa première œuvre italianisante s’inspire de Raphaël et représente la Fable de Psyché. Issu des Métamorphoses d’Apulée, ce conte relate l’histoire d’amour d’une mortelle, Psyché, avec le dieu Amour. Les épreuves que doit traverser la princesse avant d’atteindre l’immortalité s’adaptent parfaitement aux idées catholiques de l’époque, ce qui rend la fable très à la mode.

8Les historiens de l’art s’accordent à dire que la meilleure représentation de la fable de Psyché au XVIe siècle est celle de Raphaël dans la villa Chigi à Rome. Il réalise 32 dessins préparatoires de la fresque qui sont ensuite copiés pour arriver jusqu’en France et tomber entre les mains de Léonard Limosin. Il obtient les copies d’Agostino Veneziano ou du Maître au Dé10 grâce à l’édition d’Antonio Salamanca (sa signature : Ant. Sal. Exc est présente sur certaines planches comme Le père de Psyché consulte l’oracle d’Apollon). L’éditeur accompagne les dessins par des huitains en italien qui relatent de façon résumée l'histoire d’Amour et Psyché. Tous ces éléments caractéristiques se retrouvent dans les émaux de Limosin qui les reproduit en 1534, 1542-1543, 1545 et 1571. Il copie méticuleusement les dessins de Raphaël, ne réalise pas une seule adaptation nécessaire à la technique de l’émail et lui reste entièrement fidèle, allant jusqu’à conserver la numérotation des planches11. Pour ses trois premières séries de la Fable, Léonard Limosin les réalise en grisaille et les accompagne des huitains de Salamanca. À l’inverse, la série de 1571, réalisée à la fin de sa vie, est en couleur et ne comporte aucun vers. Elle semble avoir un sens particulier pour l’artiste qui revient à sa première passion, l’art renaissant, et affirme sa préférence face à l’art bellifontain qu’il a été contraint de suivre pour plaire au plus grand nombre. On peut supposer que cette série répond à un choix personnel de Limosin et plus seulement à une simple commande. Ces œuvres arrivent après un flou productif de l’artiste de 1562 à 1570 qui voit l’art de l’école de Fontainebleau prendre son autonomie face aux grands maîtres de la Renaissance. Pour s’en détacher, Limosin fait appel une nouvelle fois à l’interprétation de Psyché par Raphaël. Il est plus probable que Limosin choisisse en priorité de rendre hommage à Raphaël plutôt qu’au sujet représenté12.

9Le XVIe siècle bouleverse la société française dans tous les domaines : culturel, économique, artistique et même dans les mentalités. Les idées de la Renaissance italienne y font leur entrée sous l’effet des guerres d’Italie puis de François Ier. L’objectif de ce dernier est de faire de la France le modèle européen par excellence. On ne peut que constater que Léonard Limosin subit les contraintes du contexte dans lesquels il évolue. De ce fait, il introduit l’art renaissant et l’influence des grands maîtres italiens dans son travail pour répondre à la demande de son siècle. Les commanditaires décident de la mode et du goût de son temps. Il adapte sa production pour assurer la pérennité de son œuvre. Ses représentations multiples de la Fable de Psyché en sont le meilleur exemple. Ce sujet, qui s’adapte parfaitement à la société religieuse moderne, plaît aux élites qui en veulent tous une représentation privée. À travers lui, Limosin semble également exprimer aussi sa préférence pour Raphaël qu’il copie à de multiples reprises. Il atteint par ce biais l’apogée de son talent, lui assurant une réputation qui dépasse aujourd’hui les limites du Limousin.

Documents annexes

Notes

1  Voir Léon marquis de Laborde, Notice des émaux exposés dans les galeries du Louvre, Paris, Vinchon, 1852.

2  Alfred Darcel, Notice des émaux et de l’orfèvrerie : musée du moyen âge et de la renaissance, Paris, Charles de Mourgues frères, 1867.

3  Maurice Ardant, « Léonard Limosin », Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, t. 6, Limoges, 1855.

4  Maurice Ardant, « émailleurs Limousins, les Pénicaud », Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, t. 8, Limoges, 1858.

5  Françoise Bodin, « Jean de Langeac, mécène et humaniste », Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, Limoges, t. 86, 1955.

6  Maryvonne Beyssi-Cassan, Le Métier d’émailleurs à Limoges : XVIe et XVIIe siècle, Limoges, Pulim, 2006, p. 300.

7  Sylvie Béguin, L’école de Fontainebleau, Paris, éditions des Musées nationaux, 1972.

8  Sophie Baratte, Léonard Limosin au musée du Louvre, Paris, éditions des Musées nationaux, 1993.

9  Maurice Ardant, op. cit., t 6.

10  Adam Bartsch, Le Peintre graveur : les graveurs de l’école de Marc-Antoine Raimondi, Paris, J. A. Barth, 1867, vol. 15.

11  Sophie Baratte, op. cit.

12  Yves Pauwels « Le roi est mort, vive le roi ! Le tombeau de François Ier à Saint-Denis », François Ier imaginé, 1515-1547, Colloque international, CESR Tours, 9-11 avril 2015.

Pour citer ce document

Par Justine Bourdon, «L’influence de la Renaissance italienne sur Léonard Limosin», Tierce : Carnets de recherches interdisciplinaires en Histoire, Histoire de l'Art et Musicologie [En ligne], Lauréats, 2016-1, Numéros parus, mis à jour le : 13/03/2025, URL : https://tierce.edel.univ-poitiers.fr:443/tierce/index.php?id=120.

Quelques mots à propos de :  Justine Bourdon

Etudiante d’histoire de la Faculté de Lettres et des Sciences Humaines de Limoges depuis 2011, Justine Bourdon a réalisé son mémoire de Master sous la co-direction de Laurence Pradelle (MCF en Langue et littérature latines) et Vincent Cousseau (MCF en histoire moderne) au cours de l’année universitaire 2014-2015. Elle consacre actuellement sa thèse de doctorat à l’émaillerie limousine du XVIIIe siècle.

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