Quand l’œuvre contredit l’archive : le cas des sculptures du pont de la Concorde

Par Aude Nicolas
Publication en ligne le 08 mars 2022

Résumé

On January 1810 1st, an imperial decreet ordered the erection of various great statues dedicated to the fallen French Generals and Field-Marshalls during the 1809 military campaign in Austria. These monuments should have adorned the Pont de la Concorde on the river Seine. Another decreet dated from February 1810 included new statues on the same themes for the Pont d’Iena and the Pont d’Austerlitz. In this particular context, different sculptors were solicited by Dominique Vivant Denon who was in charge of the order. In 1815, only four marbles of four meters high were achieved at the fall of the Napoleonic Era. Others were smaller statues of two meters high made in plaster. The original order was modified during the Restoration : the Napoleonic statues were sent to the Hotel of the Invalides and Charles 10th decided the tribute will be dedicated to great military and state men of the Old Regime (ancient French Monarchy). At the achievement, all the statues were put on the Pont de la Concorde but their weight was so heavy that the structure of the bridge threatened to collapse so they were removed from the bridge and put in Versailles in 1832. At that time, Louis-Philippe 1st decided the great marbles from the Napoleonic Era should be modified to incarnate more popular figures of this period but the modifications were not as categoric and real that the sources from the July Monarchy mentioned.
This article deals with the analysis of the contradiction which can be noticed thanks to this sources confronted to the curated sculptures. It reveals the complexity of such an order and its becoming. It also highlights the context of
manipulation of both image and document by studying the confrontation between written sources and field investigation.

Le 1er janvier 1810, un décret impérial entérine la décision d’ériger, sur le pont de la Concorde, des statues aux nombreux généraux tués au combat pendant la campagne de 1809. Ce projet d’hommage concerne également les ponts d’Iéna et d’Austerlitz à partir de février 1810. Les commandes sont passées par Dominique Vivant Denon à plusieurs sculpteurs mais seuls quatre marbres grandeur nature sont achevés à la fin de l’Empire, les autres œuvres étant restées à l’état de modèles en plâtre à mi grandeur. Loin d’être abandonné, le projet est modifié sous la Restauration : les généraux de l’Empire sont remplacés par les grandes figures (militaires et hommes d’État) de l’Ancien Régime à la demande de Charles X. Les statues achevées sont mises en place sur le pont de la Concorde puis retirées en 1832 en raison de leur poids, qui fragilise la structure. Les effigies des guerriers de Napoléon sont remisées dans une cour de l’Hôtel des Invalides jusqu’à ce qu’à la demande de Louis-Philippe, les quatre marbres de l’Empire soient modifiés pour rendre hommage à d’autres figures de l’épopée napoléonienne, jugées plus populaires par le souverain. Mais ces transformations ne sont pas aussi nettes que le révèlent les sources d’archives et les textes de l’époque.
Cet article revient sur la manière dont ces modifications sur les marbres, transcrites avec beaucoup de précision dans les archives, s’inscrivent en contradiction avec les constatations faites sur les œuvres conservées, révélant toute la complexité du devenir de cette commande où manipulation de l’image et du document cohabitent, en mettant l’accent sur la confrontation entre la source écrite et l’enquête de terrain.

Mots-Clés

Texte intégral

1L’histoire retient la campagne de 1809, et plus particulièrement les batailles d’Essling (21-22 mai) et de Wagram (6 juillet), comme les plus meurtrières pour le corps des officiers – et notamment des généraux – de la Grande Armée. En effet, nombreux sont les compagnons d’armes de Napoléon Ier à être tombés au combat, à l’image du maréchal Lannes, duc de Montebello, ou du général comte de Lasalle. Ces pertes touchent particulièrement l’Empereur, qui voit disparaître les camarades de ses années de jeunesse qui l’ont accompagné sur tous les champs de bataille depuis l’Italie en 1796, aussi décide-t-il de leur rendre hommage comme il l’avait fait en 1800 pour le général Desaix, tué à Marengo, en commandant des sculptures à leur effigie destinées à orner le pont de la Concorde à Paris. Art de l’immortalité chargé de fixer pour l’éternité les traits des disparus notamment dans le cadre du monument funéraire, la sculpture reste associée à l’idée de pérennité et de solidité que lui confèrent ses matériaux constitutifs, qu’il s’agisse du bronze, de la pierre ou du marbre. Et, à une époque où l’on exalte le retour à l’Antiquité, l’importance du stoïcisme et surtout l’exemplum virtutis, la sculpture reste le premier vecteur de l’hommage au disparu ou au grand homme dans la droite ligne de la tradition grecque et romaine. Mais cette importante commande artistique a été victime des soubresauts politiques de la première moitié du XIXe siècle et suscite, aujourd’hui encore, bien des questions quant au devenir de ces statues, dont seules quatre d’entre elles ont été achevées à taille réelle. Ainsi, comment ces œuvres ont-elles fait l’objet de transformations, modifications et manipulations au gré des régimes, et comment les sources d’archives et les théories avancées jusqu’alors s’inscrivent-elles en contrepoint des constats effectués sur le terrain ?

2Notre propos s’organise en trois axes présentant l’histoire de la commande, les indications mentionnées dans les archives et les résultats de notre enquête menée directement sur les œuvres conservées.

L’histoire de la commande

3La première idée d’orner le pont de la Concorde d’un ensemble statuaire remonte à son achèvement en 1792 et à une adresse classée sans suite1 faite à l’Assemblée nationale par le chevalier de Mopinot2, qui voulait « raffermir l’image royale » en plaçant sur le pont seize des statues des grands hommes français commandées à partir de 1776 par le marquis d’Angiviller, alors surintendant des bâtiments du Roi. La commande de Napoléon Ier reprend donc l’idée de placer des sculptures sur le pont, cette fois en guise d’hommage funéraire et d’honneur aux grands soldats tombés au champ d’honneur. Les cadres précis sont fixés par le décret du 1er janvier 1810, qui stipule que :

« Les statues des généraux Saint-Hilaire, Espagne, Lasalle, Lapisse, Cervoni, Colbert, Lacour, Hervo, morts au champ d’honneur, seront placées sur le pont de la Concorde, conformément au projet qui nous sera présenté par notre ministre de l’Intérieur. »3

4Le projet devait s’étendre aux ponts d’Iéna et d’Austerlitz, comme le précise une lettre de l’Empereur au maréchal Berthier datée du 13 février 1810 :

« Je désire que vous voyiez le sieur Denon et d’autres artistes, pour me proposer l’érection, sur le pont d’Austerlitz, de plusieurs statues, mon intention étant d’y placer des statues des généraux et colonels distingués tués dans les dernières campagnes. Même chose sur le pont d’Iéna. »4

5Enfin, en mai 1810, l’Empereur demande à ce que les statues des généraux Corbineau, Roussel, Wallongue et Lacoste soient ajoutées au décret préliminaire. Géré par le comte de Montalivet, alors ministre de l’Intérieur, le projet est suivi et mis en application par Dominique Vivant Denon, directeur du musée Napoléon et chargé des commandes artistiques. Il est important de souligner que l’intervention directe de l’Empereur dans la politique des Beaux-Arts est extrêmement rare, tous les projets étant habituellement soumis par Denon, comme l’attestent les nombreuses lettres et échanges de sa Correspondance5. Ce projet monumental rejoint donc la notion d’hommage et l’implication personnelle du souverain envers la mémoire de ses compagnons disparus, comme il l’avait fait en 1800 pour Desaix, et s’accorde avec le désir d’embellissement de la capitale exprimé par Napoléon Ier au comte Frochot le 19 mai 1811 :

« Parti à sept heures du matin pour Rambouillet, à l’effet de soumettre à Sa Majesté plusieurs plans qui concernent l’agrandissement des Halles Centrales. Comme il y avait un de ces projets qui consistait à établir le grand marché parisien sur le quai de la Mégisserie, en bordure du fleuve, l’Empereur a haussé les épaules et m’a dit :
- Des choux et des carottes sur les quais ? allons donc ! Savez-vous ce que je veux faire des quais de Paris, monsieur le Préfet ? Des voies romaines, avec les statues des grands hommes de l’Europe de distance en distance. »6

6Plusieurs sculpteurs sont sollicités par Denon les 15 mai et 5 juillet 18107 pour honorer la commande et répartir les travaux. Toutes les statues doivent mesurer treize pieds de haut, soit quatre mètres cinquante. Le premier envoi des commandes, en date du 15 mai 1810, est adressé à Bosio pour le général Auguste de Colbert8, Cartellier pour le général Saint-Hilaire9, Callamard pour le général Espagne, Taunay pour le général Lasalle, Ramey pour le général Lapisse, Chinard pour le général Cervoni, Moutoni pour le général Lacour et Dupasquier pour le général d’Hervo. Puis, en juillet 1810, Lemot reçoit la commande de la statue du général Claude Corbineau, Espercieux celle du général Roussel, Bridan est chargé du général Wallongue et Clodion du général Lacoste. L’ensemble comprend ainsi douze sculptures payées chacune 25 000 francs, accompagnées de quatre trophées d’armes de la main du sculpteur ornemaniste Montpellier. L’ampleur du projet et la taille colossale des effigies poussent certains artistes à demander à Denon la construction d’un atelier provisoire dont la proposition est soumise au comte de Montalivet le 9 août 1810. Dans sa lettre au ministre de l’Intérieur, Denon souligne que cette mesure permettrait de faire des économies substantielles quant à l’acheminement des blocs de marbre, réunis au même endroit au lieu d’être dispersés entre les ateliers des différents sculpteurs ; une structure est donc construite sur l’esplanade des Invalides, à proximité du pont de la Concorde et dans un espace suffisamment vaste pour accueillir ces œuvres aux dimensions colossales. En attendant l’arrivée des marbres provenant des carrières de Carrare, les artistes exécutent des modèles en plâtre à mi grandeur, soit hauts de deux mètres vingt ; quatre d’entre eux sont exposés au Salon de 1812. Le peintre et critique d’art Charles-Paul Landon a laissé quelques reproductions au trait de ces plâtres dans ses Annales du Musée et de l’école moderne des beaux-arts. Salon de 1812, où l’on retrouve le Lasalle de Taunay, le Cervoni de Chinard, le Lacour de Moutoni, le Wallongue de Bridan et l’Hervo de Dupasquier, le seul pour lequel Landon n’a pas laissé de dessin contrairement à ce qu’il annonce à la fin du tome I de son « Salon de 1812 ». En outre, en dehors du Lasalle dont le plâtre est conservé au château de Versailles, ceux des autres généraux ne sont pas localisés. Ces effigies ont également pour point commun de ne pas avoir été sculptées en marbre par la suite, en raison de la chute de l’Empire. Deux ans plus tard, au salon de 1814, les plâtres des statues du Général Lacoste ou La Coste par Clodion10 et du Général Valhubert11 par Cartellier sont exposés. Le modèle en plâtre de la statue de Lacoste est mentionné au musée des Monuments français en 1815 par Lenoir, puis confirmé en ce lieu – dans le rebut – en 1816 par M. de Laboriette, auteur d’une notice sur « Les généraux Frévol de Lacoste » dans les Annales de la Société d’agriculture, sciences, arts et commerce du Puy12. Le plâtre n’est pas localisé aujourd’hui. En 1815, à la chute de l’Empire, seules les statues d’Espagne par Callamard, de Colbert, finalement exécutée par Deseine à la place de Bosio pour des raisons que nous ignorons et de Roussel par Espercieux ont été sculptées en marbre, ainsi que celle du Général Valhubert par Debay père et fils qui remplace celle du Général Saint-Hilaire, finalement non exécutée.

Le devenir des sculptures d’après les sources archivistiques et documentaires

7Les statues n’ont pas le temps d’être achevées à la chute de l’Empire et la commande est interrompue sous la Restauration, en raison du symbole politique impérial qu’elles représentent. Les marbres et les plâtres sont remisés dans l’une des cours de l’Hôtel des Invalides. En 1815-1816, les sculpteurs Dupasquier et Deseine touchent cependant des indemnités pour leurs marbres non réalisés, les commandes ayant été annulées au profit d’autres œuvres13. En effet, l’esprit du projet perdure avec Louis XVIII, qui désire rendre hommage aux hommes illustres de l’Ancien Régime. De fait, dès 1816, douze sculptures sont commandées pour être placées sur le pont de la Concorde, dans les mêmes proportions que celles des officiers de l’Empire. Ainsi, David d’Angers réalise le Grand Condé, Bridan sculpte le Connétable Du Guesclin, Milhomme est chargé de Jean-Baptiste Colbert, Gois s’occupe du Maréchal de Turenne, Roguier de l’Amiral Duquesne, Stouf de l’Abbé Suger, Marin du Vice-amiral de Tourville et Lesueur du Bailly de Suffren. Enfin, certains sculpteurs de la commande napoléonienne initiale sont sollicités et se voient attribuer de nouveaux sujets : Espercieux délaisse Roussel pour le Duc de Sully, de même que Dupasquier, Moutoni et Ramey abandonnent respectivement le Général d’Hervo pour l’Amiral Duguay-Trouin, le Général Lacour pour le Chevalier Bayard et le Général Lapisse pour le Cardinal de Richelieu. Les plâtres à mi-grandeur sont exposés au Salon de 1817 et les marbres sont installés sur le pont en 1828, où ils restent jusqu’en 1832, date à laquelle ils sont retirés en raison de leur poids qui met en péril la structure architectonique. Placées depuis lors derrière la balustrade de la cour d’Honneur du château de Versailles, les statues sont dispersées en 1931 entre les villes natales des grands hommes tandis que certaines effigies se référant aux officiers de l’armée de Terre sont installées à Saint-Cyr-l’École puis à Saint-Cyr-Coëtquidan à partir de 196714, de même que celles de quelques officiers de marine rejoignent l’École Navale de Brest où elles se trouvent encore aujourd’hui, malgré les vicissitudes de l’histoire et les bombardements de la Seconde Guerre mondiale.

8L’historique et le devenir de ces œuvres semblent donc bien connus. Pourtant, des modifications importantes vont être perpétrées et entraîner un certain nombre d’approximations et de confusions qui complexifient l’histoire de la commande. En effet, en 1835, à l’époque de l’inauguration de son musée de l’Histoire de France, le Roi Louis-Philippe demande à ce que les quatre marbres de l’Empire installés aux Invalides soient récupérés et modifiés pour en faire des figures plus « populaires » de la légende napoléonienne. Ainsi, dans son rapport, le comte de Montalivet15, ministre de l’Intérieur, demande au sculpteur Charles-René Laitié (1782-1862), élève du sculpteur néoclassique Claude Dejoux (1731-1816), de procéder aux transformations suivantes :

« […] De la statue de Colbert par Deseine, on ferait le duc de Trévise ; de celle de Debay père, représentant Valhubert, on ferait Jourdan ; de celle d’Espagne par Callamard on ferait Lannes, et enfin de celle d’Espercieux, représentant Roussel, on ferait Masséna. »16

9Les transformations sont attestées sur les statues concernées, récemment restaurées pour trois d’entre elles. Mais l’histoire se complique : la statue de Valhubert, réputée être devenue le Maréchal Jourdan sous le ciseau de Laitié en 1835, a en réalité été réclamée par la municipalité d’Avranches, ville natale de Valhubert et installée sur place le 25 juillet 1832 (inauguration officielle le 16 septembre 1832). Pourtant la statue actuelle du maréchal Jourdan, située à Saint-Cyr-l’École [Fig. 1], a bien été modifiée comme l’atteste le rapport de restauration, mentionnant une tête rapportée, donc le rapport de Montalivet contient nécessairement une erreur. En ce qui concerne la statue du général de Colbert, les archives mentionnent l’annulation de la commande en 181617 avec le paiement d’une indemnité de 4 000 francs à l’artiste, alors que l’œuvre est pourtant exposée au Salon de 1817 par Deseine sous le n° 824. La statue a été décapitée et modifiée par Laitié en 1835 pour devenir le Maréchal Mortier à la demande de Louis-Philippe, en hommage au maréchal, tué à ses côtés lors de l’attentat de Fieschi du 28 juillet 1835. L’œuvre est au Plessis-Trévise depuis 1963. Mais comment expliquer qu’une statue du général de Colbert, dans les mêmes proportions, certes acéphale et fragmentaire, soit conservée à Saint-Cyr-l’École ?

Fig. 1 : Charles-René Laitié (1782-1862). Le Maréchal Jourdan. 1835. Marbre. Saint-Cyr-l’École, Marchfeld du Lycée militaire Charles de Gaulle.

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Il s’agit de l’effigie d’origine du général Roussel (le socle est signé Espercieux 1815, puis Laitié 1835).

Cliché de l’auteur.

10En revanche, le Général Espagne a bien cédé la place aux traits du Maréchal Lannes [Fig. 2] en 1835, une modification qui entraîne un scandale retentissant de la part de la famille : celle-ci obtient de Louis-Philippe qu’une autre statue du général soit exécutée pour la remplacer. Le travail est confié à Eugène Oudiné (1810-1887) entre 1839 et 1842. L’œuvre est restée au Dépôt des marbres jusqu’en 1884, date à laquelle elle est envoyée à Auch, ville natale d’Espagne, puis inaugurée en 1890 place de la Porte-Trompette où elle se trouve toujours aujourd’hui.

Fig. 2 : Pierre Cartellier (1757-1831). Le Maréchal Lannes. 1835. Marbre. Saint-Cyr-l’École, Marchfeld du Lycée militaire Charles de Gaulle.

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Cette statue, modifiée par Laitié en 1835, était celle du général Espagne par Callamard. Le scandale de la substitution avait provoqué la commande par l’État d’une autre statue dédiée au général Espagne en 1839, exécutée par Eugène Oudiné en 1842 et installée à Auch.

Cliché de l’auteur.

11Enfin, une autre mention de modification de statue est donnée par le général Thoumas dans sa notice biographique du général Lasalle parue en 188618, laissant supposer que le marbre avait pu être réalisé. Un détail d’autant plus troublant qu’une autre statue du général Lasalle avait été exposée par Taunay sous le n° 1143 au Salon de 1814, sans autre indication : il ne s’agit donc probablement pas du marbre attendu pour le pont de la Concorde, puisqu’aucune précision n’est mentionnée à ce sujet, contrairement aux autres sculptures du projet exposées la même année, d’autant que l’artiste s’exile à Rio de Janeiro en 1815. Mais, sous la plume de Thoumas, la statue de Lasalle aurait été décapitée et modifiée en Maréchal Lannes sous la Monarchie de Juillet19.

12Les différentes questions soulevées par ces constatations nous ont menée à procéder à une enquête de terrain pour essayer de déterminer la nature des modifications et de rétablir autant que possible la vérité sur ces œuvres.

Les résultats de l’enquête de terrain.

13L’étude des monuments nous a permis de croiser les données des archives avec les constatations relevées sur les œuvres. Les résultats qui en ressortent sont révélateurs de la complexité de cette commande et des aléas politiques qu’elle a traversés.

14Ainsi, la statue du général de Colbert mentionnée précédemment porte-t-elle la signature d’Hippolyte Maindron et la date de 1849 – la gravure de cette date est si érodée que l’on pourrait croire que l’inscription mentionne l’année 1810. Mais en recourant aux catalogues des Salons, nous avons retrouvé l’œuvre de Maindron exposée au Salon de 1849 sous le n° 2273. Cette statue a en effet été commandée par la Monarchie de Juillet pour remplacer l’effigie du Premier Empire transformée en Maréchal Mortier20. Par ailleurs, une lettre d’Eudore Soulié datée de 1855 évoque la statue du général de Colbert par Maindron21. L’uniforme est celui des chasseurs à cheval, corps où Colbert avait fait toute sa carrière, et reprend l’esquisse d’un portrait du baron Gérard datant de 1809 conservée au château de Versailles.

15Au sujet de Jourdan, la terrasse de la statue comporte la signature du sculpteur Espercieux et la date de 1815, preuve qu’il s’agit bien du marbre initial dédié au général Roussel, commandé à Espercieux en juillet 1810, transformé par Laitié.

16Restent les cas de Lasalle et de Masséna : ainsi que nous l’avons exposé plus haut, le général Thoumas mentionne la transformation de Lasalle en Maréchal Lannes. Toutefois, la différence d’uniforme entre les deux œuvres est telle qu’elle aurait imposé à Laitié de faire une statue complète pour Lannes, au lieu d’une simple modification de détail. Par ailleurs, la signature initiale et la date gravées sur la terrasse du marbre, « Callamard 1815 », ne laissent aucun doute possible quant à l’identité du prédécesseur du maréchal, en l’occurrence le général Espagne. La statue de Lasalle aurait-elle pu servir pour la statue du Maréchal Masséna [Fig. 3], d’autant que le maréchal arbore des bottes à la hussarde ? Une fois encore, les modifications n’auraient pu se résumer à quelques détails, il aurait fallu faire une nouvelle sculpture. Bien que la statue ne comporte aucune inscription, le rapport de restauration mentionne une tête rapportée qui ne peut qu’appartenir à une modification de Laitié, ce que confirme une légère disproportion que l’on peut remarquer entre la tête et le corps de Masséna. Les trois autres statues modifiées portent leur signature d’origine et, malgré les consignes de transformation demandées à Laitié par le comte de Montalivet dans son rapport, stipulant que « de celle d’Espercieux, représentant Roussel, on ferait Masséna », l’analyse des trois autres statues met à mal les archives. Dès lors, en procédant par élimination des statues modifiées de la commande de 1810 et en croisant les états de service des officiers concernés, voici ce qu’il ressort : Colbert est devenu Mortier, Saint-Hilaire a été annulé au profit de Valhubert, lui-même laissé intact et offert à Avranches, Roussel est devenu Jourdan et Espagne est devenu Lannes. En outre, si l’on tient compte des marbres non réalisés dans le cadre des changements de commandes, ces éléments éliminent d’office Lapisse, Lacour, d’Hervo et Wallongue. Quant au Lacoste de Clodion, l’artiste étant décédé en 1814 très certainement avant d’avoir pu avancer voire achever son marbre, il paraît douteux qu’il ait pu servir de modèle, d’autant que Lacoste avait servi dans l’infanterie puis dans le génie, ce qui implique une importante différence d’uniforme. Ainsi, en tenant compte des bottes à la hussarde laissées à Masséna, il paraît probable que la statue d’origine était celle de Claude Corbineau, qui avait servi comme cavalier léger et notamment dans les chasseurs à cheval et, par ailleurs et comme une étrange ironie du sort, sous les ordres de Masséna.

Fig. 3 : Charles-René Laitié (1782-1862). Le Maréchal Masséna. 1835. Marbre. Saint-Cyr-l’École, Marchfeld du Lycée militaire Charles de Gaulle.

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Cette statue a été modifiée par Laitié en 1835 ; le socle ne comporte aucune signature mais il s’agit très probablement de celle du général Corbineau de Lemot.

Cliché de l’auteur.

17L’évolution de la commande des statues du pont de la Concorde témoigne des changements artistiques profondément marqués par les soubresauts politiques du XIXe siècle et en reflète toute la complexité. Le recours à l’archive seule ne suffit pas et les cas que nous avons exposés sont symptomatiques des risques potentiels d’erreurs d’hypothèses et d’analyse, d’autant plus importants lorsque des œuvres ont subi des modifications aussi conséquentes que celles que nous avons mentionnées. Le document d’archive peut comporter des erreurs ou des omissions, aussi est-il essentiel de recourir au croisement systématique des sources afin de recouper les informations concordantes et discordantes, autant que de se livrer à des constatations sur le terrain pour essayer de déterminer ce qui est exact et ce qui est erroné.

Bibliographie

Sources d’archives

Archives nationales

Décoration du pont de la Concorde devenu pont Louis XVI à la Restauration. Pont de la Concorde (1810-1837), F/21/580, pièces 1 à 183.

F/21/496/A, dossier 1, pièce 1.

AN, F/21/580, pièces 1 à 183.

F/21/496/A, dossier 1, pièce 1.

F/21/44, dossier 9.

Archives des musées nationaux

Château de Versailles et Trianon (série V et VT), dossier n° 20150040/5 (1827-1870).

Ouvrages

Vivant Denon, directeur des musées sous le Consulat et l’Empire : correspondance, 1802-1815, éd. établie par Marie-Anne Dupuy, Isabelle Le Masne de Chermont et Elaine Williamson, Paris, RMN, 1999 (2 vols.).

Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture et gravure, Paris, L.-P. Dubray, Imprimeur du musée Napoléon, 1810.

Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture et gravure, Paris, L.-P. Dubray, Imprimeur du musée Napoléon, 1812.

Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture et gravure, Paris, L.-P. Dubray, Imprimeur du musée Napoléon, 1814.

Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture et gravure, Paris, Imprimerie de Madame Hérissant Le Doux, Imprimeur ordinaire du Roi et des musées royaux, 1817.

Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants exposés au palais des Tuileries le 15 juin 1849, Paris, Vinchon Fils et successeurs de Me Ve Ballard, Imprimeur des musées Nationaux, 1849.

FROCHOT (comte), Nicolas, « 19 mai 1811 », Carnet manuscrit de Frochot cité par Louis Lazare, Bibliothèque municipale. Publications administrative, Paris, chez l’auteur, 1864, tome V, pp. 64-65.

GABET, Charles, Dictionnaire des artistes de l'école française, au XIXe siècle, Paris, chez Madame Vergne, 1834.

LABORIETTE, M. de, « Les généraux Frévol de Lacoste », Annales de la Société d’agriculture, sciences, arts et commerce du Puy, volume 8, 1836, pp. 174-186.

LANDON, Charles-Paul, Annales du Musée et de l’École Moderne des Beaux-Arts, Salon de

1812, Paris, Imprimerie des Annales du Musée, 1812 (2 tomes).

LANDON, Charles-Paul, Annales du Musée et de l’École Moderne des Beaux-Arts, Salon de

1814, Paris, Imprimerie des Annales du Musée, 1814.

LANDON, Charles-Paul, Annales du Musée et de l’École Moderne des Beaux-Arts, Salon de

1817, Paris, Imprimerie des Annales du Musée, 1817.

LE BAS, Philippe, France. Dictionnaire encyclopédique, Paris, Firmin-Didot, 1843 (15 vols.).

MOPINOT DE LA CHAPOTTE (chevalier de), Antoine Rigobert, Proposition d’un monument à élever dans la capitale de la France, pour transmettre aux races futures l’époque de l’heureuse révolution qui l’a revivifiée sous le règne de Louis XVI, Paris, Laurens junior, 1790.

MOPINOT DE LA CHAPOTTE (chevalier de), Antoine Rigobert, « Observations et propositions sur l’emplacement des statues exécutées à la mémoire des Français qui se sont illustrés par leurs actions », Adresse à l’Assemblée nationale, Paris, Didot jeune, 1792.

NAPOLÉON Ier, Correspondance publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, tome XX (1809-1810), Paris, 1858-1870.

ROBINET DE CLÉRY, Adrien, « Les statues décapitées du pont de la Concorde », extrait de la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, Paris, Imprimerie d’E. Arrault, s. d.

THOUMAS (général), Charles-Antoine, « Lasalle », Revue de Cavalerie, III, août 1886, pp. 297-317 et 419-443.

Notes

1 Observations et propositions sur l’emplacement des statues exécutées à la mémoire des Français qui se sont illustrés par leurs actions, Paris, Imprimerie de Didot jeune, 1792.

2 Antoine Rigobert chevalier de Mopinot de La Chapotte (1717-18 ?), ingénieur à la suite des armées et aide de camp du comte de Périgord. Dans son abondante bibliographie militaire et diplomatique, on note également une Proposition d’un monument à élever dans la capitale de la France, pour transmettre aux races futures l’époque de l’heureuse révolution qui l’a revivifiée sous le règne de Louis XVI, publiée à Paris chez Laurens junior en 1790, premier marqueur de la réflexion du chevalier sur l’importance du message transmis par le biais du monument sculpté.

3 Pièce n° 16 100 extraite de la Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, tome XX (1809-1810), Paris, 1858-1869 (32 vols.), p. 111.

4 Id., pièce n° 16 254, p. 253.

5 Vivant Denon, directeur des musées sous le Consulat et l’Empire : correspondance, 1802-1815, éd. établie par Marie-Anne Dupuy, Isabelle Le Masne de Chermont et Elaine Williamson, Paris, RMN, 1999 (2 vols.).

6 Comte Nicolas Frochot (préfet de la Seine de 1800 à 1812), « 19 mai 1811 », Carnet manuscrit de Frochot cité par Louis Lazare, Bibliothèque municipale. Publications administrative, Paris, chez l’auteur, 1864, tome V, pp. 64-65.

7 Denon, Correspondance, op. cit.

8 La statue est finalement exécutée par Deseine.

9 Remplacé en définitive par le général Valhubert.

10 Décédé la même année.

11 Dont Landon n’a pas laissé de dessin dans son « Salon de 1814 ».

12 Volume 8, 1836, pp. 174-186.

13 Archives nationales, Décoration du pont de la Concorde devenu pont Louis XVI à la Restauration. Pont de la Concorde (1810-1837), cote F/21/580, pièces 1 à 183 et F/21/496/A, dossier 1, pièce 1.

14 Les bâtiments de Saint-Cyr-l’École ayant été bombardés et partiellement détruits par les Alliés en 1944, le camp militaire de Coëtquidan est choisi comme nouvel emplacement dédié à la formation des officiers. Les bâtiments sont construits entre 1962 et 1969, et plusieurs statues de Saint-Cyr-l’École, rescapées de la destruction, sont installées à Coëtquidan. D’autres sculptures se trouvent toujours à Saint-Cyr-l’École, dont l’architecture restaurée accueille le lycée militaire Général de Gaulle.

15 Fils du ministre de l’Intérieur de Napoléon Ier qui avait mis la commande initiale en application.

16 Robinet de Cléry. « Les statues décapitées du pont de la Concorde », extrait de la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, Paris, Imprimerie d’E. Arrault, s. d.

17 AN, F/21/580, pièces 1 à 183 et F/21/496/A, dossier 1, pièce 1.

18 « Lasalle », Revue de Cavalerie, III, août 1886, p. 443.

19 Id.

20 AN, F/21/44, dossier 9.

21 AMN-Château de Versailles et Trianon (série V et VT), dossier n° 20150040/5 (1827-1870).

Pour citer ce document

Par Aude Nicolas, «Quand l’œuvre contredit l’archive : le cas des sculptures du pont de la Concorde», Tierce : Carnets de recherches interdisciplinaires en Histoire, Histoire de l'Art et Musicologie [En ligne], Numéros parus, 2021-5, Dossier, mis à jour le : 14/04/2025, URL : https://tierce.edel.univ-poitiers.fr:443/tierce/index.php?id=528.

Quelques mots à propos de :  Aude Nicolas

Aude Nicolas est docteur habilitée à diriger des recherches (HDR) en histoire de l’art et diplômée de l’École du Louvre. Spécialiste en histoire de l’art du XIXe siècle et en patrimoine et archéologie militaires, elle est chercheuse associée au laboratoire Criham (UR 15507) de l’Université de Poitiers et membre associé de l’équipe de recherche de l’École du Louvre. Membre pour le Criham du GIS Patrimoines militaires (P2ATS) porté par l’équipe HISTARA (EA 7347) de l’EPHE, auteur de nombreux artic ...

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