Musique populaire : le rap au prisme des décisions judiciaires

Par Florian Laroche
Publication en ligne le 02 mars 2020

Résumé

Rap is a "popular" cultural object, on one part marginalized because it is assimilated through the media to a "violent" music; and jointly marketed heavily and adored by an increasing part of the population. This duality led it to court as can be seen via the Sniper and Hame trial. The gaze of the society regarding the rap is, in this context, interesting for several reasons for the historian. These trials by the importance of fundamental they wave - mainly freedom of expression - act as mirrors for Justice who is forced to relive his own history to decide. Said history to be a good understanding builds on a long time and made the connection between the trial nineteenth centuries - Baudelaire, Sue, etc. - And those of today. The use of some articles of law calls because the letter of the law - the sacrosanct French principle of penal legality - is sometimes forgotten and that from the beginning of criminal codification of the law of the press to the example of Article 43 of the law of 29 July 1881. This freedom of application that have taken the judges in the nineteenth century and those of the XXI century during the trial rappers requires thinking about the history of the legislation and all it implies in terms of the history of representations.

Le rap est un objet culturel « populaire », à la fois mis au banc de la société car assimilé par le biais des médias à une musique « violente » et conjointement commercialisée massivement et adulée par une partie croissante de la population. Cette dualité l’a conduit devant les tribunaux comme on peut l’observer via les procès Sniper et Hamé. Le regard que porte la société à la question du rap est, dans ce contexte, intéressant à plusieurs titres pour l’historien.

Mots-Clés

Texte intégral

1Ces procès par l’importance des fondamentaux qu’ils agitent – principalement la liberté d’expression –, agissent comme des miroirs pour la Justice qui se trouve obligée de revivre sa propre histoire pour statuer. Ladite histoire pour être bien appréhendée s’appuie sur un temps long et fait le lien entre les procès du XIXe siècle – Baudelaire, Sue, etc. – et ceux d’aujourd’hui. L’usage de certains articles de loi interpelle, car la lettre de la loi – le sacro-saint principe de la légalité pénale – est parfois oubliée et ce dès l’origine d’une codification pénale du droit de la presse, à l’exemple de l’article 43 de la loi du 29 juillet 1881. Cette liberté d’application qu’ont pris les juges au XIXe siècle puis ceux du XXIe siècle durant les procès des rappeurs, nécessite une réflexion sur l’histoire de la législation et tout ce qu’elle présuppose en termes d’histoire des représentations.

2« Les huissiers nous expulsent, la justice nous répugne, face à elle nos regards se révulsent » dit le rappeur Salif, et il faut bien admettre que les regards semblent se révulser des deux côtés, celui des rappeurs comme celui des plaignants, laissant les juges tout yeux tout oreilles devant ces affaires aussi complexes que sensibles. Une dizaine de procès concernant des rappeurs ou des groupes de rap connus du grand public ont eu lieu entre 1997 et 2016 – NTM, Hamé, Sniper, Youssoupha, Alibi Montana, Monsieur R, Sinik, Orelsan1, etc. Il s’agit ici de comprendre pour quelles raisons les rappeurs du groupe Sniper et le rappeur Hamé ont été conduits devant les tribunaux. On essaiera aussi d’interroger ce que les jugements révèlent de l’exercice actuel du droit de la presse et du système de valeur qui y est attaché, dans la perspective d’une histoire judiciaire et juridique de celle-ci depuis le XIXe siècle.

Les affaires Sniper et Hamé : un même plaignant, deux chefs d’inculpation

3J’évoquerai ici les procès Sniper (2003-2005) et Hamé (2002-2010). Les deux procès débutent par une plainte du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy et se terminent par une relaxe ; cependant les jugements ne s’appuient pas sur les mêmes fondements. Le groupe Sniper a été mis en cause le 27 juillet 2004 pour incitation à blesser ou tuer des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ainsi que pour injure, trois mois après avoir interprété la chanson La France. « On est pas dupe en plus on est tous chauds, pour mission exterminer les Ministres et les fachos », « Frères je lance un appel, on est là pour tout niquer, leur laisser des traces et des séquelles avant de crever », tels sont les propos incriminés.

4Le rappeur Hamé, membre du groupe La Rumeur, a quant à lui été inculpé pour diffamation envers les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur à la suite d’un article du fanzine la Rumeur Magazine, publié lors de la promotion de l’album du groupe. La procédure est déclenchée le 3 juillet 2002 par une plainte du ministre de l’Intérieur et se clôt après deux appels – en décembre 2004 et juin –, une cassation – en juillet 2006 – un nouvel appel – en septembre 2008 –, et un dernier jugement rendu par la plus haute autorité judiciaire française, l’Assemblé plénière de la Cour de Cassation le 25 juin 2010. Les propos visés par la plainte sont les suivants :

Les rapports du ministère de l’intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères tombés sous les balles de la police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété.

La justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colossal slogan médiatique "Touche pas à mon pote !"  

5La réalité est que vivre aujourd’hui dans nos quartiers c’est avoir plus de chance de vivre des situations d’abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l’embauche, de précarité du logement, d’humiliations policières régulières ».

Une relaxe aux consonances différentes

6La Justice estime que la chanson La France du groupe Sniper mérite d’être condamnée, car elle est violente et injurieuse envers le pouvoir et les forces de police ; mais la condamner interdirait au rap toute existence – puisque la violence est, selon le tribunal, intrinsèque au rap2. La liberté d’expression prévaut donc sur la répression des attaques contre l’État et les représentants du pouvoir étatique. La défense de l’idéal républicain l’emporte sur la défense de l’image de l’État. En rendant cet arrêt, les tribunaux ont statué sur le droit à l’existence d’un style musical plus qu’ils n’ont prononcé un jugement sur le contenu d’une chanson, créant une jurisprudence apte à défendre tout groupe de rap.

7Au cours du procès Hamé, c’est principalement la bonne foi du rappeur, c’est-à-dire la véracité des propos visés par la plainte, qui est l’objet des débats et des appels des procureurs ou des avocats généraux. Le tribunal considère, comme pour Sniper, que l’on ne peut condamner le rappeur sans attenter gravement aux principes de liberté d’opinion et d’expression. De surcroît, après huit ans de procédure, il prend en compte les arguments de la défense3 et reconnaît l’existence historique d’exactions et de crimes commis par les forces de police – répression de 1961, semaine sanglante de 1993, etc. – crimes qui ont particulièrement touché les habitants des banlieues. Ainsi est confirmée l’inversion victime/responsable de l’insécurité qu’opérait Hamé.

La Justice française face à son histoire

8Certes, la relaxe de Sniper pour incitation à la violence et injure est uniquement fondée sur le droit à l’existence du rap. Certes, les juges statuant sur le cas Hamé ont reconnu le droit d’expression du rappeur en s’appuyant sur l’expertise des spécialistes en sciences sociales. Cependant, limiter l’analyse à la lettre de ce jugement serait négliger tout un pan de l’histoire judiciaire de la presse dont les origines remontent à la première moitié du XIXe siècle. En effet, les avocats de la défense, et particulièrement maître Tricaud, se sont appuyés sur les procès du XIXe siècle. Baudelaire, les Goncourt, Flaubert, Barbey d’Aurevilly, Sue4, ces représentants de la culture française sont pour la plupart étudiés de nos jours à l’école républicaine alors qu’ils étaient hier, et singulièrement pendant la seconde moitié du XIXe siècle, traînés devant les tribunaux et souvent condamnés. En 1949, la Société des Gens de Lettres a pourtant obtenu du ministre de la Justice la révision du jugement de l’affaire Baudelaire. La Cour de Cassation a disculpé le poète, considérant que la Justice du XIXe siècle, qui se fondait sur un autre code de loi – la loi sur la presse du 17 mai 1819 – avait par sa condamnation fait preuve d’un jugement « de caractère arbitraire […] ratifié ni par l’opinion publique, ni par le jugement des lettres ». Par ce jugement, la Cour a donné à l’opinion publique et aux hommes de lettres force de juge, comme si la consécration de l’œuvre a posteriori valait comme exemption de condamnation à l’outrage aux bonnes mœurs.

9Finalement, et sans le formuler explicitement, la Justice relaxe Baudelaire parce que la société française, après la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 et la libéralisation croissante de la société depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne reconnaît pas ce jugement5. Comme celui-ci le précise, on peut se « demander si cette procédure était vraiment nécessaire et si elle ne risque pas d’apparaître moins comme destinée à laver le poète d’une décision déjà cassée par le jugement des lettrés et par l’arrêt de la postérité qu’à réhabiliter la justice de la condamnation qu’elle a prononcée ». C’est aussi mon avis, et cette marche à la rédemption entamée par la Justice en 1949 semble toujours à l’œuvre dans les procès Hamé et Sniper6.

Longue vie à l’article 43 de la loi du 29 juillet 1881

10Certaines jurisprudences sont pérennes : ainsi en est-il de l’usage du premier alinéa de l’article 43 de la loi du 29 juillet 18817 : « Lorsque les directeurs ou codirecteurs de la publication ou les éditeurs seront en cause, les auteurs seront poursuivis comme complices ». Cet article qui fait de l’éditeur le premier responsable trouve son origine dans la hiérarchisation mise en place via l’article 1er de la loi du 17 mai 1819 :

Quiconque, soit par des discours, des cris ou des menaces proférés dans des lieux de réunions publics, soit par des écrits, des imprimés, des dessins, des gravures, des peintures ou emblèmes vendus ou distribués, mis en vente, ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards et affiches exposés aux regards du public, aura provoqué l’auteur ou les auteurs de toute action qualifiée crime ou délit à la commettre, sera réputé complice et puni comme tel.

11Or, tous les auteurs mis en cause dans l’histoire judiciaire de la presse du XIXe siècle à nos jours ont été plus sévèrement condamnés que les éditeurs, ce qui va à l’encontre des dispositions successives des lois du 17 mai 1819 et du 29 juillet 1881. Ce qui était vrai pour les Baudelaire, Desprez, Sue, etc. au XIXe siècle l’est toujours au XXe. Dans l’affaire Liabeuf en 1910, la défense d’un anarchiste inculpé pour meurtre assurée par le rédacteur en chef de La Guerre sociale, Gustave Hervé, ne fait pas exception à la règle. Hervé est condamné à quatre ans de prison pour « provocation au meurtre et apologie de faits qualifiés crimes » tandis que le gérant du journal, Aurov, n’est condamné qu’à quatre mois de détention8. Dans les procès Hamé et Sniper, l’invalidité de l’article 43 est à ce point visible que les avocats des éditeurs ne prennent pas la peine de défendre leurs clients et se contentent de se référer aux plaidoyers de la défense des rappeurs. Cette pratique judiciaire en décalage avec la loi s’explique à mon sens par un écart entre la perception des législateurs et celle des juges.

12Pour le législateur du XIXe siècle, l’imprimerie de masse est une chose nouvelle et en plein développement. Il y a toujours eu des hommes pour répandre sur la place publique des propos moralement, voire pénalement condamnables, mais c’est la première fois que la technique permet de les propager massivement dans la société. C’est pour cette raison que l’éditeur est visé par les lois de 1819 et de 1881 comme le premier des coupables, le principal vecteur du « mal ». La Justice quant à elle juge un cas concret sans présupposer de ce que l’imprimerie peut engendrer à l’avenir. C’est l’auteur qui produit la pièce coupable, c’est lui qui doit être le plus sévèrement touché ; l’éditeur n’étant que celui qui lui a donné les moyens techniques de créer. De ce décalage de perception est né le défaut d’application des articles 1er de la loi du 17 mai 1819 puis 43 de la loi du 29 juillet 1881.

13Les affaires Hamé et Sniper et Hamé s’achèvent sur une relaxe pour des raisons différentes. Le groupe Sniper est relaxé par défaut, parce que condamner les rappeurs entacherait trop la liberté d’expression ; Hamé est relaxé en vertu de la jurisprudence Sniper, mais aussi parce que ses propos sont reconnus comme décrivant des réalités avérées par les tribunaux, et ne relevant donc pas de la diffamation. Dans ces deux procès, la Justice semble revivre son histoire, et relaxe parce qu’elle se souvient de la révision du procès Baudelaire et qu’elle ne souhaite pas faire les mêmes erreurs au regard de la postérité. Si certaines réalités ont donc évolué depuis le XIXe siècle, d’autres sont figées, à l’exemple de l’article 43 de la loi sur la liberté de la presse qui n’a jamais été appliqué depuis sa première forme juridique de 1819 et continue d’être ignoré par les juges. Cette question de la censure semble être encore plus complexe lorsqu’elle porte sur le support moderne de la presse qu’est internet et mériterait d’être approfondie dans ce sens.

Documents annexes

Notes

1  Les procès NTM (condamné en juin 1997) et Orelsan (relaxé en février 2016) encadrent la période.

2  Cette définition du rap par le tribunal fait suite à l’audition de deux témoins de la défense, Olivier Cachin, journaliste spécialisé dans le rap, et Anthony Pecqueux, docteur en sociologie de l’EHESS spécialisé dans l’étude du rap français et chargé de recherche au CNRS.

3  Ces arguments sont développés par les témoins appelés à la barre, notamment Saïd Bouamama, docteur en socio-économie et chargé de recherche à l’IFAR (Institut de formation des agents de recherche), Pierre Tevanian, docteur en philosophie et professeur à l’Université de Lyon, Fabien Jobard, docteur en sciences politiques et directeur du CESDIP (Centre de recherche sociologique sur le droit des institutions pénales), et Maurice Plocki, docteur en sociologie et historien.

4  Yvan Leclerc, Crimes écrits. La littérature en procès au XIXe siècle, Paris, Plon, 1991.

5  Fabrice d’Almeida, Christian Delporte, Histoire des médias, de la Grande Guerre à nos jours, Paris, Flammarion, 2010.

6  Gilles Feyel l’avait déjà montré à propos de l’obligation de signature imposée aux journalistes – loi, plus tard abrogée, du 17 juillet 1850 – qui visait aux yeux des légitimistes et des républicains les plus convaincus, soit à moraliser, soit à responsabiliser la presse. Pour certains, cette loi cherchait à empêcher de juger sans risquer d’être jugé, voir Frédéric Lambert, Gilles Feyel, « La querelle de l’anonymat des journalistes entre 1936 et 1950. Une étape dans la progressive prise de conscience d’une identité́ professionnelle ? », dans iid. (dir.), Figures de l’anonymat. Médias et société́, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 35-36.

7  Article 43 modifié par l’ordonnance du 26 août 1944, art. 15 v. init., et par la Loi n° 52-336 du 25 mars 1952 – art. 5 JORF 26 mars 1952 alinéa 1.

8  Anne-Claude Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires, Seli Arslan, 2004, p. 290-299 et Dominique Kalifa, L’Encre et le sang, Paris, Fayard, 1995, p. 182-183.

Pour citer ce document

Par Florian Laroche, «Musique populaire : le rap au prisme des décisions judiciaires», Tierce : Carnets de recherches interdisciplinaires en Histoire, Histoire de l'Art et Musicologie [En ligne], Numéros parus, 2016-1, Lauréats, mis à jour le : 13/03/2025, URL : https://tierce.edel.univ-poitiers.fr:443/tierce/index.php?id=156.

Quelques mots à propos de :  Florian Laroche

Florian Laroche est titulaire d’un Master 2 en histoire contemporaine. Intitulé « Rap et société au travers des décisions de justice en France entre 2002 et 2010 : les affaires SNIPER et HAME », son mémoire a été dirigé par Anne-Claude Ambroise-Rendu à l’université de Limoges et soutenu en 2015.

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