Introduction. Autour d’Albert Dubout (1905-1976). Les représentations de la France des années 1920 à la fin des années 1950

Par Solange Vernois et Fabien Archambault
Publication en ligne le 02 mars 2020

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Texte intégral

1Tout le monde connaît Dubout, même sans le connaître. Qui ne s’est attardé un jour sur une de ses illustrations, même sans savoir qui en était l’auteur, passant par exemple de longues minutes à détailler chaque personnage de la partie de pétanque sur le Vieux-Port de Marseille ?1 Toutefois, la connaissance de son œuvre semble se perdre parmi les jeunes générations, celle du baby-boom étant la dernière à savoir qui il était et à pouvoir lui attribuer la paternité d’un dessin au premier coup d’œil. Il s’agit pourtant d’un protagoniste central et fondamental de la culture de masse en France des années 1920 aux années 1960. Sa popularité était alors immense et il était considéré comme un géant de la presse – un de ses dessins en Une assurait sans coup férir le succès d’une publication, quelle qu’elle fût. Si des travaux sur Dubout et son œuvre existent, ils sont épars et il manque encore une étude historique globale à son sujet, à la manière de celle que Pascal Ory a consacrée à René Goscinny2.

2Comme toujours en histoire culturelle, une telle entreprise nécessiterait d’explorer le phénomène Dubout en organisant la réflexion autour du triptyque production-diffusion-réception. En ce qui concerne le premier terme, il s’agirait de retracer le parcours d’un véritable entrepreneur de la culture médiatique, à l’instar de ce qu’a réalisé Loïc Artiaga sur Marcel Allain et Louis Feuillade, les créateurs de Fantômas dans la décennie 19103. Albert Dubout ne s’est en effet pas contenté de produire des dessins de presse et des caricatures, il s’est également aventuré du côté de l’illustration4, du dessin animé5, du cinéma6, de la décoration7, de la publicité. Quand, comment et à quelles conditions une telle stratégie a-t-elle été élaborée ? A-t-elle été planifiée et si cela fut le cas, dans quelles circonstances ? Une telle investigation conduirait à évaluer sa place à la fois dans le paysage symbolique de la société française et dans le champ économique de la production culturelle à l’heure de sa massification, de sa démocratisation et de sa diversification. Elle permettrait de cerner, à partir de l’étude d’un cas exceptionnel comme celui de Dubout, comment un agent devient dominant dans son champ et surtout comment il parvient à le rester.

3Du côté de la diffusion, les chiffres que l’on peut trouver ici ou là donnent le vertige : entre ses différents albums édités, les livres qu’il a pu illustrer et surtout les nombreux titres de presse, qu’ils soient quotidiens, hebdomadaires, bi-hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels, dans lesquels il a publié tout au long de sa carrière, de 1923 jusqu’à son décès en 1976, on arrive au chiffre effarant de cinq milliards de lecteurs !8 Il faudrait bien sûr quantifier cette diffusion dans le temps et dans l’espace, en repérer les évolutions quantitatives et géographiques – Dubout s’exporta par exemple en Italie et aux états-Unis – et essayer d’en esquisser une histoire en termes de classes sociales – à qui plaît-il ? Et pourquoi ? De tels ordres de grandeur donnent la mesure de son importance dans la culture visuelle de la société française pendant plus d’un demi-siècle. Tout en s’ancrant dans des traditions héritées du XIXe siècle, notamment celles de la caricature politique et du dessin d’humour, genre noble du dessin de presse, il sut inventer et élaborer un répertoire qui irriga puissamment la culture de masse de son temps.

4On touche là la question de la réception de son œuvre, dont l’étude devrait tenter de rendre compte des raisons de l’immense succès de Dubout ainsi que de son effacement progressif dans l’imaginaire collectif. Qu’est-ce que la gloire du dessinateur révèle de la société qui l’a apprécié ? Pourquoi le miroir déformant ou grossissant proposé par Dubout est-il alors jugé drôle ? Qu’est-ce que cela dit des taxinomies sociales et des représentations qui leur sont associées ? Au sein d’une œuvre prolifique et multiforme, ce sont probablement les caricatures politiques qui ont le moins résisté au temps. Alors que, s’agissant du XIXe siècle, on connaît bien Daumier et Philipon dont les illustrations resurgissent encore à l’occasion, que les dessins de Jean Effel et de Jacques Faizant sont encore utilisés pour illustrer la vie politique de la IVe et de la Ve République, ceux de Dubout ont pour leur part sombré dans l’oubli. Sans doute l’antiparlementarisme de leur auteur – qui par ailleurs se définissait comme « apolitique » – entre-t-il en ligne de compte : dans une France qui depuis 1958 vit à l’heure d’un régime de type bonapartiste, où le pouvoir législatif est domestiqué par le pouvoir exécutif, celui-ci a beaucoup perdu de sa virulence et Dubout par conséquent de sa pertinence ; en somme, il ne serait plus, sur ce plan-là, dans l’air du temps9. Mais plus qu’avec ses dessins sur le ou la politique, c’est par la satire sociale que Dubout devint célèbre. Dès le début des années 1930, il se fit par exemple l’observateur attentif et perspicace des mutations de la culture de masse en France, alors engagée définitivement dans la voie de l’industrialisation. Deux domaines en particulier, parmi beaucoup d’autres, retinrent son attention : le sport et le cinéma. En ce qui concerne le premier, Dubout se fit ainsi l’écho du regain de popularité que connaissait depuis 1930 la principale épreuve cycliste, le Tour de France, avec l’apparition des équipes nationales, introduites par l’organisateur de l’épreuve, le quotidien sportif L’Auto10. Un dessin publié en juillet 1934 dans Le Rire présente ainsi une version méridionale de la ferveur populaire entourant les courses cyclistes, en l’occurrence à Marseille, où le Tour faisait étape chaque année.

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Dessin no 1. « L’Arrivée à Marseille », Le Rire, juillet 1934 © Indivision Dubout

5L’engouement rencontré était tel que lorsque la municipalité phocéenne entreprit de bâtir un stade de football pour la Coupe du monde en 1938, elle pensa avant tout au cyclisme et le baptisa Stade Vélodrome. D’un autre côté, Dubout ne pouvait négliger le cinéma, qui devint en 1930 le principal loisir des Français, avec plusieurs centaines de millions d’entrées payantes par an. L’industrie cinématographique hexagonale avait en effet parfaitement su s’adapter aux nouvelles technologies du parlant, ce qui lui permit de concurrencer efficacement les studios hollywoodiens, phénomène décrit sur le mode de l’humour dans Gringoire en décembre 1934.

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Dessin n o 2. « Le Cinéma », Gringoire, 21 décembre 1934 © Indivision Dubout

6Autre fleuron de l’industrie française, l’automobile, à l’avant-garde du processus de taylorisation – introduite aux usines Renault en 1913 – qui se généralisait dans l’Hexagone à l’orée des années 1930 et conduisit à la production en série de modèles compétitifs sur le marché international. Néanmoins, la contraction de la demande en France – si l’organisation scientifique du travail avait été adoptée, le modèle fordiste était lui rejeté par un patronat malthusien – limitait la diffusion de l’automobile, réservée de fait aux classes supérieures. Deux illustrations de 1933 et 1936 mettent ainsi en scène des bourgeois, caricaturés en « gros », dans des dessins dont les « petits » sont significativement absents11.

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Dessin n o 3. « Salon de l’auto », Marianne, 4 octobre 1933 © Indivision Dubout

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Dessin n o 4. « Autocars et quarts d’autos », Gringoire, 19 juin 1936 © Indivision Dubout

7Comment écrire cette histoire d’Albert Dubout ? De toute évidence, il faudra explorer et exploiter ses archives personnelles, conservées à Paris par ses descendants. Bien que lacunaires – on n’y trouve pas de lettres d’admirateurs ou de lecteurs, sa bibliothèque a été dispersée –, elles abritent néanmoins une partie de sa correspondance et d’autres documents ayant trait à la dimension économique de son activité, toutes choses qui permettront de retracer en partie le parcours de celui qui en 1938, en référence à Charles Trenet, s’était surnommé « le Fou dessinant ».

8Fabien Archambault

9***

10Mes remerciements s’adressent tout d’abord à Didier Dubout, qui a bien voulu présider la journée d’étude consacrée à son grand-père dont sont issus les textes réunis dans ce dossier. Ils s’adressent également au Laboratoire Criham qui regroupe des universitaires de Poitiers et de Limoges, à La Maison des Sciences de l’Homme, aux départements d’histoire et d’histoire de l’art de l’UFR Sciences humaines et arts de l’université de Poitiers.

11L’idée de cette manifestation m’était venue il y a quelques années au cours d’un débat fort animé avec des caricaturistes et auquel participait Didier Dubout. Il m’était alors apparu qu’une réflexion autour de l’œuvre d’Albert Dubout pouvait offrir une belle opportunité aux étudiants et aux collègues de découvrir ou de redécouvrir cet artiste qui fut une figure essentielle de l’entre-deux guerres et connut en son temps une immense popularité.

12Bien sûr, de nombreuses initiatives avaient déjà rendu justice au dessinateur au cours de la dernière décennie. On retiendra, entre autres, celles du Musée de Palavas-les-Flots et l’exposition organisée en 2006 par la Bibliothèque nationale de France qui donna lieu à la publication d’un catalogue, Albert Dubout, Le Fou dessinant12. En 2012, Albert Dubout Communication fit paraître L’Intégral Dubout (1905-1976) en six volumes, ouvrage capital pour la préparation de la journée d’étude. Toutefois, force était de constater que le dessinateur n’avait curieusement jusqu’alors pas fait l’objet de recherches dans un cadre spécifiquement universitaire. Encouragés par les membres du Comité scientifique de cette manifestation et de l’Équipe interdisciplinaire de l’image scientifique (EIRIS), nous nous étions empressés de combler cet oubli. De leur côté, nombre de caricaturistes contemporains dont Wolinski et Honoré reconnaissaient volontiers leur dette à l’égard de leur grand prédécesseur.

13La journée d’étude puis sa publication ont donc été conçues par François Dubasque, Fabien Archambault et moi-même dans une optique double, scientifique et pédagogique. Nous avons privilégié le regard de l’historien, attentif à la valeur de témoignage de l’œuvre de Dubout qui par ailleurs a façonné une certaine idée de la France, mais nous avons également tenu compte du regard de l’historien de l’art et du spécialiste de la caricature, sensibles au style et à l’aspect prolifique de la production de cet artiste de la démesure. Notre objectif était par ailleurs pédagogique, puisqu’une petite exposition destinée aux étudiants fut organisée avec la collaboration d’Isabelle Fortuné, photographe de notre UFR.

14Certes, les dessins de Dubout sont toujours d’actualité et font rire tandis que les plus anciens d’entre nous avouent conserver jalousement dans leur bibliothèque l’un ou l’autre album du dessinateur. Dubout, néanmoins, gagne à être mieux connu des nouvelles générations.

15Le caricaturiste Honoré, très pris par ses activités à Charlie Hebdo, n’avait pu, à son grand regret, participer à la manifestation du 8 octobre 2014, mais avait émis l’intention de revenir à Poitiers à l’occasion d’un séminaire. Nous mesurons, après les événements de janvier 2015, combien sa présence aurait été précieuse… Que ce dossier soit également dédié à sa mémoire.

16Solange Vernois

Notes

1  Voir dans ce dossier la contribution de Solange Vernois.

2  Pascal Ory, Goscinny. La liberté d’en rire, Paris, Perrin, 2007.

3  Loïc Artiaga, Matthieu Letourneux, Fantômas ! Biographie d’un criminel imaginaire, Paris, Les Prairies ordinaires (Singulières modernités), 2013.

4  Dubout illustra environ 70 ouvrages littéraires, depuis Les Embarras de Paris en 1929 jusqu’aux aventures de San Antonio en 1965, en passant par Gargantua (1932), Don Quichotte (1938) oula première trilogie de Pagnol en 1948.

5  Il réalisa deux courts métrages, Anatole fait du camping et Anatole à la tour de Nesle, en 1947.

6  Que ce soit comme affichiste – notamment les films de Marcel Pagnol – ou comme scénariste (La Rue sans loi en 1950).

7  Notamment les décors des vitrines de Noël des Galeries Lafayette (le Marathon de la danse en 1947 et la Pêche sous-marine en 1948).

8  Voir le site électronique édité en 2005 à l’occasion du centenaire de la naissance de Dubout par sa famille : www.dubout.fr, consulté le 7 octobre 2014.

9  Sur les rapports de Dubout à la politique, voir dans ce dossier la contribution de François Dubasque.

10  Sur ce point, voir Fabien Conord, Le Tour de France à l’heure nationale 1930-1968, Paris, Puf, 2014.

11  Sur la vision duboutienne de la modernité automobile, voir dans ce dossier la contribution de Laurent Bihl.

12  Laure Beaumont-Maillet, Jean-François Foucaud (dir.), Albert Dubout, le Fou dessinant, Paris, BnF-Hoëbeke, 2006.

Pour citer ce document

Par Solange Vernois et Fabien Archambault, «Introduction. Autour d’Albert Dubout (1905-1976). Les représentations de la France des années 1920 à la fin des années 1950», Tierce : Carnets de recherches interdisciplinaires en Histoire, Histoire de l'Art et Musicologie [En ligne], Dossier, 2017-2, Numéros parus, mis à jour le : 02/02/2018, URL : https://tierce.edel.univ-poitiers.fr:443/tierce/index.php?id=323.

Quelques mots à propos de :  Fabien Archambault

Fabien Archambault, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Limoges, travaille sur l’histoire politique, culturelle et sociale de l’Europe au XXe siècle.

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